La nature de la morale

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1902
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A last version of Rolf Lagerborg's doctoral thesis, Sorbonne; offprint from Revue Internationale de Sociologie 1903.

Scan/transcription Filosofia.fi 2008.

LA NATURE

        DE LA MORALE

PAR

ROLF  LAGERBORG

Docteur de l'Université de Paris,
Membre de la Société de Sociologie de Paris.

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(Extrait de la Revue Internationale de Sociologie).

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PARIS

V. GIARD & E. BRIÈRE

LIBRAIRES-ÉDITEURS

16, Rue Soufflet (Ve arr. )
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1903

LA NATURE DE LA MORALE

   Cette étude (1) a pour but d'analyser et de délimiter le concept de la morale (2).

   Établir le caractère spécifique des faits moraux par l'examen des morales courantes, c'est là  un devoir essentiel pour la science morale actuelle. La morale ne s'est que trop attardée dans son effort pour déduire les règles de la conduite de principes métaphysiques, pour « construire », selon les termes d'Amiel, « des retranchements autour de préjugés ». Aujourd'hui les faits moraux sont définitivement regardés comme des faits sociaux et la morale tend, en renonçant à spéculer sur le bien suprême, à devenir une science exacte rentrant dans la sociologie. Il reste toujours à la morale un domaine spéculatif propre, à savoir l'examen des exigences morales qui, normalement, devraient se produire, étant données telles ou telles conditions sociales; on connaît le bel essai de philosophie de ce genre, tenté par M. Léon Bourgeois dans ses conférences à l'École des Hautes Études sociales. Dans notre modeste travail nous voulons seulement exposer et expliquer ce qui est, résumer les faits de la morale et en déterminer l'essence ; de ces études sortira peut-être quand même la justification de ce qui doit être, de cette morale de solidarité sociale qu'admet tout homme qui pense, « libre ensuite à chacun », comme l'a si bien dit M. Croiset, « de superposer à cette croyance commune sa métaphysique ou sa croyance propre, s'il en a une. »

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(1) Seconde édition, revue et considérablement modifiée, de la thèse que
nous avons soutenue en Sorbonne sous le titre de : « La morale publique ».
(2) Nous ne savons comment exprimer à M. Séailles et à M. Westermarck, ainsi qu'à MM. Andler, Durkheim, Ribot, Tarde et R. Worms, tout ce que nous devons à leur enseignement ou à leurs œuvres. Nous remercions aussi M. Rossigneux, dont les bons conseils nous ont aidé à nous exprimer dans une langue qui n'est pas la nôtre.

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I.  — LA  FORME  DE  LA  MORALE

§ 1. — Introduction.

   Quand on entreprend une étude des faits moraux dans l'intention de pénétrer leur essence, de les ramener à des faits et à des rapports accessibles à l'observation extérieure, le fait qui se présente le premier à l'esprit et qui semble le point de départ naturel de cette étude, est le sentiment d'approbation ou de désapprobation que nous inspire telle ou telle conduite.
   Mais bien que ce fait soit la donnée la plus immédiate en morale, on ne ferait que piétiner sur place, comme le montre l'expérience passée, si l'on voulait en tirer une explication des faits moraux. La seule introspection ne suffit pas à les éclaircir; les sentiments moraux ne peuvent être compris qu'à la lumière des faits et des rapports extérieurs dont ils dérivent. C'est donc sur des faits extérieurs que porteront en premier lieu les recherches.
   Or, en morale, les premiers faits d'observation externe sont les jugements d'approbation, ou de désapprobation, portés par tous et par chacun et qui affirment la moralité ou l'immoralité.
   Quand, par exemple, nous voyons un homme tromper un ami pour son profit personnel, nous en sommes émus, nous ressentons du déplaisir, de la colère, de l'indiguation que nous exprimons en jugeant l'acte immoral; si c'est nous mêmes qui nous sommes rendus coupables de cette action, un malaise intérieur, un remords se font sentir au souvenir du mal accompli. Par contre, nous prenons plaisir à voir un homme en aider un autre à son propre détriment; nous approuvons cet acte, nous le jugeons moral, celui qui en est l'auteur jouira de la considération rie ses semblables et de l'approbation de sa conscience. Telle façon d'agir, de moi ou d'autrui, donne toujours naissance à des sentiments agréables ou douloureux, plus ou moins prononcés, à des mouvements de répulsion ou d'attraction qui déterminent des jugements moraux.
   Tout jugement de cet ordre suppose une norme au nom de laquelle il est porté. De même que le langage est jugé correct ou incorrect par rapport à la grammaire d'abord, à l'usage régnant ensuite, les décisions sur la moralité ou l'immoralité l'ont remonter à une loi morale. Les jugements moraux, en exprimant la conformité ou la

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non-conformité à cette loi, renseignent ainsi sur elle et donnent à la morale un point de départ naturel.

   La marche à suivre dans cette étude est celle de toute analyse scientifique. En étudiant le rouge, par exemple, on décrit d'abord la façon dont il affecte l'œil, ses rapports avec les autres couleurs, etc. ; après cette étude purement descriptive ou qui ne donne que ce que révèle une analyse immédiate, on cherche à aller au delà des apparences, à déterminer la réfraction de la lumière, les ondulations de l'éther qui en sont la cause. En morale, de même, on commence par présenter les faits, en indiquer les caractères et les rapports; on cherche ensuite à déterminer l'essence, la cause cachée derrière les faits observés.

§ 2. — Jugements moraux sur autrui.

   Dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen la loi est définie « l'expression de la volonté générale ». Cette définition convient aussi à la loi morale; un jugement qui exprime une opinion partagée par tout le monde, telle qu'on prétend la donner dans le jugement moral, a nécessairement pour base un consentement collectif, une volonté publique, qui exige quelque chose de la personne dont on approuve ou désapprouve la conduite. Si l'on n'avait rien à exiger d'elle, on ne s'aviserait pas de la juger; l'approbation et la désapprobation morales témoignent donc de ce qu'exigé de nous une volonté collective et générale.

   Une volonté, une âme générales s'observent dans chaque collectivité. Ce qui constitue cette âme ce sont des croyances reçues, des raisonnements familiers à tous, des appréciations admises; ce sont surtout des sentiments communs, des modes d'action traditionnels, des mœurs, formulées en préceptes de conduite, en maximes, en opinions jugeant certains actes convenables ou non convenables, moraux ou immoraux.

   La volonté publique qui se manifeste dans ces habitudes et prèscriptions collectives se fait plus ou moins sentir à tous les moments de notre existence. Tantôt elle ordonne, tantôt elle conseille, tantôt elle ne fait que prévenir : en général, les mœurs expriment un ordre, une volonté publique plutôt impérieuse ; la coutume implique une volonté moins sévère, mais toujours exigeante; l'usage, terme qu'on ne distingue pas toujours nettement du précédent, exprime encore une attente collective; l'habitude seule est tout individuelle.

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   Or, on observe que dans toutes les langues, le mot qui correspond au mot français morale, a la même racine que le mot mœurs et qu'en général ce qui est moral est en même temps conforme aux mœurs. Toutefois il est évident que tout ce qui est conforme aux mœurs n'est pas du ressort de la morale; seules l'observation ou la violation des mœurs expressément imposées, sanctionnées par la volonté publique donnent lieu à une appréciation morale. Les lois morales sont aux mœurs, semble-t-il, ce que les mœurs sont aux usages : elles ne font qu'exprimer plus catégoriquement la volonté publique. Ceci admis, on pourrait définir la morale un ensemble de mœurs, formulées en défenses et prescriptions, à sanction expressément coercitive, imposée par la volonté publique d'une collectivité.
   Cependant de tels aperçus portant sur l'extérieur, la forme de la morale, ne nous apprennent rien encore sur ce qui en constitue la matière et le fond. Tout ce qu'on en peut conclure sur ce point, c'est que les idées de la morale, exprimant les exigences d'une volonté collective, varient nécessairement; aussi le genre de faits auxquels on attache de l'importance en morale change, comme on le sait, avec les temps et les lieux. Le premier examen ne nous en dit pas plus long sur le fond de la morale; notons que ce caractère facilement variable de la morale rendrait vaine toute tentative faite pour en définir l'essence par rapport à l'ordre de sentiments et d'actions qu'elle vise. « Les sentiments altruistes », comme l'observe Durkheim(l), «présentent aujourd'hui le caractère moral de la manière la plus marquée, mais il fut un temps très voisin de nous, où les sentiments religieux, domestiques et mille autre sentiments traditionnels avaient exactement les mêmes effets ». Pour la moment du moins nous ne voyons d'autre critère de la valeur morale que la volonté collective; ce n'est que par des recherches suivies sur la matière de la morale qu'on pourra se rendre compte des motifs de cette volonté collective, des raisons pour lesquelles elle approuve certaines mœurs et en désapprouve d'autres, de l'idée et du principe de la morale.

Mais s'il paraît nécessaire, au point où nous en sommes, de négliger le fond de la morale, il y a lieu de préciser la différence entre la conception que, d'une part, la science se fait de la morale et la
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(l) Division du travail social, 1re édition, p. 77.

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conception vague et enveloppée (1) que, d'autre part, on s'en fait couramment en pratique. Ainsi le commun des hommes est porté à croire que la morale particulière d'une race et d'une époque est universelle et nécessaire, que notre morale est la morale (2); rien que des aperçus rapides qui précèdent il résulte que cette morale, loin d'être unique et absolue, est une morale particulière et passagère qui, de même que le droit positif, naît et change avec la volonté publique de la collectivité. La majorité des hommes n'approfondit pas ces notions : « on prétend et on suppose par tout le monde », atteste Locke (3), « que les mots de vertu et de vice signifient des actions bonnes et mauvaises de leur nature… Mais quelles que soient les prétentions des hommes sur cet article, il est visible que ces noms de vertu et de vice, considérés dans les applications particulières qu'on en fait parmi les diverses nations et les différentes sociétés d'hommes répandues sur la terre, sont constamment et uniquement attribués à telles ou telles actions qui, dans chaque pays et dans chaque société, sont réputées honorables ou honteuses... Ainsi, la mesure de ce qu'on appelle vertu ou vice, et qui passe pour tel dans tout le monde, c'est cette approbation ou ce mépris, cette estime ou ce blâme qui s'établit par un secret et tacite consentement en différentes sociétés et assemblées d'hommes; par où différentes actions sont estimées ou méprisées parmi eux, selon le jugement, les maximes et les coutumes de chaque lieu. »
   Or, en dépit des conceptions vulgaires, la morale, dans toute étude vraiment scientifique, sera, non pas une doctrine idéale, mais un ensemble de faits établis. C'est dire, non pas qu'il faut s'en tenir à une seule des morales existantes, mais qu'il ne faut soumettre à l'étude que les morales données, en examinant dans chacune les

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(1) En français surtout, le mot moral s'emploie dans des sens par trop différents; ainsi dans l'expression « physique  et moral », le moral, c'est tout le psychique, par suite aussi l'intellectuel; dans celle d' « intellectuel et moral »,   moral veut dire affectif et volontaire, par opposition à intellectuel; d'autre part le « moral » d'une personne, c'est l'ensemble de ses sensations organiques, son humeur bonne ou mauvaise, sa volonté ferme ou relâchée, acceptions bien éloignées du sens primitif de « conforme aux bonnes mœurs ».
(2) Voir Durkheim, Méthode sociologique, p. 52.
(3) Essai philosophique concernant l'entendement humain (trad. Coste, Amsterdam. 1774), II, ch. XXVIII, §10.

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caractères commuas à toutes. On pourrait ajouter au mot morale, employé dans le sens concret de morale établie, locale et particulière, l'épithète, « réelle » ou « courante » ou « publique » qui en ferait ressortir le sens restreint. Cette expression aurait l'avantage non seulement de marquer le sens scientifique du mot morale par opposition à l'acception vulgaire qui se présente la première à l'esprit, mais encore de diminuer la part de l'élément affectif qui, dans les notions morales, trop souvent complique et obscurcit l'idée. Dans cet essai, cependant, le mot morale étant toujours pris au sens positif et concret, de telles épithètes semblent superflues, sauf dans les cas où il faut marquer une opposition.

§ 3. — Jugements de la conscience morale.

   Dans les jugements moraux que nous portons sur autrui, c'est une volonté générale et dominante qui juge une volition particulière. Il en est de même dans le jugement moral intérieur, celui de la conscience.
   La conscience morale, considérée comme fait psychologique, se manifeste lorsqu'un penchant puissant, une inclination habituelle s'opposent à une impulsion passagère. On éprouve satisfaction, approbation, lorsque l'inclination habituelle l'emporte sur les impulsions contraires; on éprouve malaise, répulsion, « remords », quand cette même inclination principale a été contrariée par une impulsion antagoniste et que celle-ci est à son tour dominée par la tendance habituelle ou par une autre de même sens. La norme des jugements moraux de l'individu est toujours sa tendance habituelle et dominante.
   Toutefois, ces observations ne donnent que la forme, le moule psychologique de la conscience morale, elles nous en laissent ignorer la matière. « J'ai pris froid », « j'ai commis une erreur », « j'ai fait une faute d'orthographe », — « et en cela j'ai eu tort », ces regrets, qui expriment une réaction de tendances (1) moralement indifférentes, sont identiques, quant à la forme, aux manifestations de la conscience morale. Il en est de même des manifestations d'une volonté immorale; le malfaiteur se désole d'une belle occasion manquée, un coup réussi lui fait plaisir. Toute tendance durable, momentanément étouffée, quand elle réapparaît, réagit en désapprouvant proportion-

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(1) Voir pour plus de détails, I, § 4.

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nellement à la douleur- ressentie; toute inclination puissante qui triomphe laisse une impression de joie et de satisfaction.

   Il est donc évident qu'une tendance puissante quelle qu'elle soit ne saurait être la norme qui fonde les jugements moraux. Le jugement intérieur implique, pour être un jugement moral, non seulement le conflit de penchants, qui constitue la forme delà conscience morale, mais de plus suppose que le penchant dominant enveloppe des idées morales, que le but auquel il tend est d'ordre moral. Le regret ne devient du remords que lorsque l'acte que l'on regrette est contraire à l'attente collective, que lorsque cet acte, étant public, est mal vu par autrui. Le for intérieur n'est conscience morale qu'autant que la volonté collective s'impose à l'individu comme tendance dominante, qu'autant que les mœurs, codifiées en morale, prennent pour lui la forme d'un credo. La morale intérieure, anticipant sur le jugement d'autrui, se rencontre ainsi avec la morale publique, fixée chez l'individu en tendance durable et dominante.
   Ces données déjà nous font entrevoir que la conscience morale n'est qu'un fait secondaire, n'est que l'écho des jugements et des préceptes de la morale extérieure; ce qui paraît d'autant plus vraisemblable qu'il est certain que la morale des individus, tout comme leur langue et leur religion, change avec celle de la collectivité, de la race, de l'époque, auxquelles ils appartiennent.

§ 4. — Les sentiments moraux, base des jugements.

   Après ces observations sur les jugements moraux il convient de revenir aux sentiments moraux, d'examiner à part l'onde émotive dont dépend le jugement : nous avons remarqué (1) que le jugement d'approbation ou de blâme, ressemblant moins à une appréciation rationnelle qu'à une intuition immédiate, s'énonce en exprimant la répulsion, la douleur que causent tels actes ou l'attraction, le plaisir qu'inspirent tels autres.
   En morale comme ailleurs, lorsque les faits ne réalisent pas notre attente, nous éprouvons nécessairement déception, mécontentement, douleur, lesquels à l'occasion éclatent en reproches; au contraire, il y a assentiment, satisfaction, plaisir et par suite approbation, quand l'attente se réalise pleinement. Les émotions, comme aussi les juge-

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(1) Voir § 1.

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ments qui en dérivent, ne se produisent qu'a la suite d'une attente, d'une aspiration, d'une tendance, empêchées ou favorisées par les conditions ambiantes ; l'émotion, exprimant l'inhibition ou la libre expansion de la tendance, est simplement la réaction momentanés de celle-ci.
   Ainsi les émotions qui précèdent les jugements moraux supposent chez l'individu une tendance morale, impliquant des sentiments qui affirment les notions morales et une intention constante de s'y conformer.
   Tout jugement moral a son principe dans cette tendance; celui qui veut se conformer à la morale ne peut s'empêcher d'éprouver satisfaction ou mécontentement selon que les lois morales sont observées ou non, puisque la fin morale est son but propre (encore l'impression bonne ou mauvaise s'augmente-t-elle par le jugement en quelque sorte artistique sur des faits que chacun sait apprécier en connaisseur). Par contre, là où le désir du bien fait défaut, où les idées morales ne sont pas étroitement liées à la vie affective, nulle émotion n'est éveillée par les actions bonnes ou mauvaises et le jugement n'a pas lieu. Bien plus, quand nos tendances se révoltent contre la morale courante, quand nous cherchons nous-mêmes à nous en affranchir, la violation des préceptes tyranniques, loin de nous choquer, nous procure un plaisir et fait que nous louons le révolté au lieu de le blâmer, à moins toutefois que l'envie ou un autre sentiment analogue ne s'en mêle. L'approbation et le blâme dépendent toujours du caractère et de la force de la tendance dominante; « le plaisir et la douleur », nous apprend Ribot (1), « suivent les changements de la tendance comme l'ombre suit les mouvements du corps ».
   Et il s'en faut de beaucoup que notre tendance morale soit homogène et stable; elle est souvent dominée par des buts personnels, des désirs impétueux. Chacun sans doute a pu se convaincre de l'effet de ces fluctuations, de la manière dont nos impressions de bien et de mal dépendent de l'intensité de la tendance morale à un moment et dans un ordre d'action donnés. Ainsi un fils qui maltraite sa mère excite l'indignation générale, parce que le respect des parents est dans les tendances de tous; par contre une jeune femme qui manque à ses devoirs conjugaux est très diversement jugée, parce que sur ce point les tendances sont des plus variées. On distinguera donc sans

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(1) Psychologie des sentiments, 3e édition, p. 209.

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peine l'émotion morale qui est une réaction momentanée, et la tendance morale qui est l'état affectif permanent, correspondant à une modification durable du mécanisme nerveux et contenant l'émotion en puissance.
   Il va sans dire que la tendance morale qui se manifeste dans les jugements sur la conduite d'autrui, détermine également ceux qui concernent notre propre personne. Dans ce cas, le langage lui donne le nom de conscience morale, — de même nos tendances à la bienséance et à la beauté s'appellent tact et goût, lorsqu'elles règlent nos actes personnels. Evidemment, la conscience morale, étant identique a la tendance morale qui engendre les jugements sur autrui, agit exactement de même; notons encore que si les émotions douloureuses se font en général plus nettement sentir, c'est que d'ordinaire les faits conformes à la tendance morale sont trop fréquents pour exciter de vives émotions.
Cette tendance ou conscience morale, non seulement est la source des émotions que produit l'acte commis et qui le font juger bon ou mauvais, mais encore elle se manifeste par des émotions qui nous font juger l'acte à venir. Entendue dans ce sens de conscience morale préventive qui conseille et qui pousse à bien faire, la tendance morale, ou plus exactement l'impulsion qui en dérive et qui favorise les impulsions morales et combat les impulsions antagonistes, s'appelle en général sentiment de devoir ou d'obligation morale. Lorsque la tendance morale est profonde et puissante, les sentiments d'obligation, tout comme ceux de remords, qui lui doivent leur énergie, atteignent une intensité considérable.
   C'est à cause de la force souvent impétueuse de ces émotions que l'on a été conduit à y voir, soit du surnaturel, inexplicable pour la raison, soit l'action d'une faculté innée, d'un sens moral primordial, inhérent à la nature humaine. Mais bien que le fond de la tendance morale ne se dévoile pas au premier regard, il suffit d'une étude tant soit peu approfondie pour le découvrir.

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Les considérations précédentes qui ne visent qu'à déterminer la forme extérieure, vite perçue, des jugements et sentiments moraux, nous amènent à nous demander quels en sont le fond, l'essence intérieurs. Problème moins difficile à résoudre, comme on le verra, qu'il ne semble tout d'abord ; pour déterminer le substratum, l'essence des jugements moraux, il suffit en effet d'étudier ces jugements, au

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point de vue de leur objet et de leur fonction, à la lumière de l'expérience historique; pour démêler les éléments et le fondement de la tendance morale, on n'aura qu'à suivre avec quelque attention le progrès moral de l'individu. C'est par là qu'il semble utile de commencer.

II.   —   LE FOND DES SENTIMENTS MORAUX

§ 1. — Sanction morale.

   En essayant d'analyser la tendance morale de l'individu, d'en éclairer la formation, les éléments et leur enchaînement, on observe en premier lieu un fait dont l'action prépondérante sur notre tendance morale paraît incontestable, à savoir l'éducation morale. Comme cette éducation, effort des aînés et du milieu pour « donner à l'enfant le préjugé du bien » (Vinet), est connue de tous, il nous suffira d'en rappeler les formes et les facteurs.
   L'éducation morale, quelsque soient ses moyens, fait appel au besoin de conservation, ressort de toute vie, à l'instinct premier et universel qui nous fait fuir la douleur et chercher le plaisir. Comme le sucre et le fouet domestiquent l'animal, la crainte des verges et l'espoir des dragées font céder le petit sauvage qu'est l'enfant. Les punitions et les récompenses, les menaces et les promesses des aînés sont les moyens les plus immédiats de notre moralisation ; d'autres facteurs efficaces sont l'approbation ou la désapprobation, l'estime ou le mépris de notre entourage, dont notre amour-propre redoute les rigueurs et recherche la bienveillance; — « la vertu n'irait pas loin, si la vanité ne lui tenait compagnie » (La Rochefoucauld). Toute la vie de l'individu est soumise à une pression, exercée autant par les aînés et les autorités de la communauté que par les volontés coalisées de ses membres, s'affirmant en volonté publique.
   Cette action coercitive de la collectivité sur chacun de ses membres, qu'elle vienne des autorités ou de la volonté publique, est désignée sous le nom de sanction morale, terme qui exprime à la fois la réaction et la puissance qui réagit. En examinant les différentes formes de la sanction, les sentiments qu'elle engendre et leur évolution, on verra que c'est la sanction surtout qui constitue notre tendance morale, le sentiment de l'obligation et la foi au devoir.

   Par la sanction qu'elles appliquent aux préceptes moraux, la vo-

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lonté et la force publique cherchent à inspirer à l'individu des sentiments de crainte et d'espoir tels, que leur combinaison avec l'idée sanctionnée détermine l'action et la dirige dans le sens que vise la sanction. C'est ce qui arrive dans le cas où la douleur ou le plaisir, qui ont suivi la désobéissance ou l'obéissance aux préceptes, se présentent si vivement à l'esprit, que la perspective de cette douleur ou de ce plaisir l'emporte sur la satisfaction du moment ou sur la tentation des actes contraires aux préceptes sanctionnés.
   Il y aura lieu de revenir (1) sur la formation des mobiles moraux au moment d'étudier le développement des sentiments que produit la sanction. Remarquons seulement que la sanction répressive semble de beaucoup la plus puissante ; dans les cas où l'excitant de la sanction n'a pas suffi à empêcher des actes contraires à la morale, c'est la sanction pénale qui, pour chaque rechute, est augmentée. « L'extrême volupté ne nous touche pas comme une légière douleur » a dit Montaigne; la soif des éloges et des récompenses est loin d'égaler la crainte des châtiments et du déshonneur. Notons encore que, la puissance qui nous menace nous protégeant en même temps, il peut arriver que la crainte etl'espoir qu'elle éveille, en s'unissant, se transforment en respect. Quand cette puissance nous est favorable, elle excite plus d'admiration et de sympathie que de peur. Elle se présente à nous comme un idéal supérieur ; nous éprouvons du déplaisir à l'idée seule de la mécontenter, notre crainte s'accompagne d'amour, devient une crainte au sens religieux du mot. Le respect est plus encore ; rappelonsun passage où Tarde (2) analyse admirablement cette combinaison de sentiments : « Sous le nom de Respect », écrit-il, « l'Intimidation joue socialement, de l'aveu de tous, un rôle immense, mal compris parfois, mais nullement exagéré. Le Respect, ce n'est ni la crainte, ni l'amour seulement, ni seulement leur combinaison, quoiqu'il soit une crainte aimée de celui qui l'éprouve. Le respect, avant tout, c'est une impression exemplaire d'une personne sur une autre, psychologiquement polarisée. »

Le même auteur ajoute : « II y a sans doute à distinguer le respect dont on a conscience et celui qu'on se dissimule à soi-même sous des mépris affectés. » Tel le respect de l'opinion publique qui, elle aussi, lors même que nous affectons de n'en pas tenir compte, nous inspire
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(1) Voir II, § 2.
(2) De l'imitation, 2e éd., p. 94.

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un respect vague, instinctif, mais d'autant plus profond et durable.

   La sanction exercée par les autorités est apparemment la première à nous guider dans la voie de la moralité. La conscience morale se formerait bien d'elle-même sous l'influence du milieu, mais cette croissance serait longue et dangereuse; les aînés l'activent en faisant profiter la jeune génération de leur expérience. On connaît la suggestibilité de la jeunesse; même pour l'âge mûr l'autorité garde de son ascendant; l'influence de l'Eglise, de la justice, de l'administration, des hommes supérieurs de tout ordre, s'ajoute à l'influence des membres de la collectivité. Quand ces autorités ne sont pas discutées, elles suggèrent facilement de la crainte, du respect, de la foi au point que leurs volontés deviennent pour nous de puissants mobiles d'action.
   C'est l'autorité religieuse surtout qui nous rond dociles aux préceptes moraux. Ne pas les observer, c'est commettre un « péché », un crime envers la divinité même, chose grave. Car la divinité se venge par toutes sortes de fléaux, foudre et inondations, épidémie et famine, incendies et éruptions. Les dieux épient tous nos pas, et ils voient tout, dit-on; ils découvrent les secrets les plus cachés, ils sondent les coeurs et scrutent les entrailles. Nos desseins les plus fugitifs, nos pensées les plus intimes, nos négligences les plus insignifiantes, n'échappent pas à leur justice sévère; lors même que nous ne sommes pas frappés dans cette vie, un jugement dernier nous guette outre-tombe. Et lorsque les sentiments qu'inspire la divinité pénètrent en entier notre être, comme il arrive souvent, ils s'affirment dans l'ordre moral comme mobiles souverains, excluant toute hésitation, étouffant tout mouvement contraire à l'impulsion morale. Ainsi l'autorité religieuse est d'une importance capitale pour la moralisation des individus et il n'y a pas à s'étonner si tant de gens encore croient impossible une morale affranchie de toute sanction religieuse.
   Cependant on constate facilement que les influences moralisatrices de la volonté collective ne le cèdent pas à celles des autorités religieuses et autres. La sanction des autorités, bien qu'étant le moyen direct et pour ainsi dire le levier de l'éducation morale, n'agit qu'en intermédiaire; son point d'appui, la base solide d'où lui vient la force, est la volonté collective.
   Qu'on considère d'abord les effets de la pression collective inconsciente qu'impliqué toute vie en commun. L'enfant, très imitateur, subit la morale du milieu, s'en imprègne comme de l'air qu'il res-
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pire, se l'assimile à son insu, comme il le fait du langage; il entend louer tel acte, blâmer tel autre, il voit des exemples qui l'encouragent ou non, il grandira pareil aux autres membres de la communauté, partageant leurs convictions, pratiquant leurs mœurs, croyant aux idées et aux opinions reçues; plus il avance dans la vie et plus le milieu l'assujettit, lui impose sa routine, le moule à son image.
   D'autre part, l'individu est soumis à la sanction expresse et formelle, à la pression voulue de la volonté publique. La façon dont éclate cette sanction, Durkheim (1) l'a fort bien décrite en ces termes : « II n'y a qu'à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d'être commis. On s'arrête dans la rue, on se visite, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l'événement et on s'indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s'échangent, de toutes ces colères qui s'expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C'est la colère publique. »
   L'opinion publique qui sauvegarde les mœurs et usages est, en effet, bien qu'inorganisée et d'apparence plutôt inoffensive, « le gouvernement le plus despotique et le plus minutieux, la législation la plus obéie et la plus rigoureuse » (Tarde). De moyens coercitifs, il ne lui en manque certes pas ; admettons que quelqu'un s'avise de s'opposer à la volonté générale, même sur des points peu importants, supposons que cet imprudent ait une personnalité assez vigoureuse pour supporter quelque temps la décousidération sans perdre sa foi en lui-même, plus il s'écartera des chemins battus, et plus il sera poursuivi, honni, méprisé; l'hérésie seule de pensées et de langage lui vaudra l'anathème, lui enlèvera les moyens de vivre dans l'enceinte de la communauté irritée. Défier l'opinion, c'est mépriser les autres citoyens (2) et ces autres, prompts à s'indigner, se liguent pour écarter l'insolent qui les provoque, qui les gène en différant trop de lamoyenne, qu'il soit en deçà ou au delà. Comme par une loi naturelle l'organisme rejette ce qu'il ne peut assimiler, la collectivité, ne pouvant supporter les déviations trop marquées, les persécute et les élimine. On obéira donc, on se conformera à la volonté générale, à

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(1) Division du travail social, pp. 109-10.
(2) Voir Marion, Solidarité morale, 5e éd., p. 225.

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la morale courante, par instinct de conservation; la volonté publique, toujours aux aguets, est la cruelle réalité, la nature inexorable dont les dures lois abreuvent de douleur toute audace orgueilleuse, tout rêve de force et de liberté.
   Encore l'action collective ne s'arrète-t-elle pas là; l'opinion publique finit en général par prouver aux esprits récalcitrants que c'est elle seule qui a raison. Nous ajoutons vite foi à cette opinion ; quand on nous applaudit, non seulement nous jouissons de l'approbation qu'on nous témoigne, mais nous sommes convaincus de notre propre supériorité; quand on nous honnit, non seulement nous souffrons de notre isolement, de notre impuissance, mais nous perdons d'ordinaire la confiance en nous-mêmes. En effet, s'il est vrai que les hommes médiocres sont les plus sensibles à l'action du milieu, la plus forte, la plus libre des volontés ne saurait s'y soustraire. Le qu'en-dira-t-on se reflète en chacun de nous comme dans un miroir : que dirait le public, que ferait-il, si j'agissais de telle façon, s'il savait ce que je fais? On se croit vite mauvais quand on est universellement jugé tel ; la réprobation générale l'emporte, finit par en imposer à l'innocent même.
   Ainsi la sanction qu'exerce la volonté collective influe d'une façon prépondérante sur nos actions. Rappelons pour finir un témoignage énergique de Locke (1) sur ce point : « Quiconque s'imagine », assure-t-il, « que l'approbation et le blâme ne sont pas de puissants motifs pour engager les hommes à se conformer aux opinions et aux maximes de ceux avec qui ils conversent, ne paraît pas fort bien instruit de l'histoire du genre humain, ni avoir pénétré fort avant dans la nature des hommes, dont il trouvera que la plus grande partie se gouverne principalement, pour ne pas dire uniquement, par la loi de la coutume... De dix mille hommes, il ne s'en trouvera pas un seul qui ait assez de force et d'insensibilité d'esprit, pour pouvoir supporter le blâme et le mépris continuel de sa propre coterie. Et l'homme qui peut être satisfait de vivre constamment discrédité et en disgrâce auprès de ceux-là mêmes avec qui il est en société, doit avoir une disposition d'esprit fort étrange et bien différente de celle des autres hommes... Un fardeau si pesant est au-dessus des forces humaines... »

   Ajoutons que l'énergie des sentiments qu'engendré la volonté
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(1) Op. cit., II, ch. XXVIII, § 12.

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collective s'augmente et s'exaspère, comme le prouvent les emballements des foules, avec l'intensité de cette volonté. La sanction morale inorganisée, diffuse, comme dit Durkheim, de la volonté publique est donc, et plus encore peut-être que la sanction précise et formelle des autorités, une source féconde de sentiments qui agissent dans le sens de la morale.
   Etudions maintenant le développement ultérieur des sentiments dus à la sanction : on verra que ces sentiments, en s'unissant aux préceptes moraux mêmes, se transforment en obligation, en foi morale, autonomes et absolues.

§ 2. — Transfert des sentiments.

   Tant que les préceptes moraux sont observés par crainte d'un châtiment ou par espoir d'une récompense, tant que la contrainte extérieure est seule à diriger notre conduite; l'éducation morale n'est pas achevée. Le malfaiteur, qui, ayant toujours peur d'être découvert et puni, finit par se dénoncer, non par remords du crime, mais las qu'il est d'une anxiété sans trêve, a la conscience incomplète, car il lui manque la contrainte intérieure, la croyance au devoir, à l'obligation inéluctable d'obéir aux préceptes moraux. Ce n'est que lorsque, oubliant notre propre personne, nous accomplissons les actes moraux pour eux-mêmes, parce que nous leur attribuons une valeur propre et que nous nous sentons obligés de les accomplir, ce n'est qu'alors que la tendance morale atteint son plein développement, et devient cette impérieuse contrainte intérieure qui la rend le plus souvent capable de triompher des impulsions opposées et qui la distingue des autres penchants de même sens.
   Certains cas d'obligation intérieure, de foi morale, ont été cités plus haut : ainsi le blâme général s'imposant à nous, notre conscience nous juge mauvais sans réserves; ainsi la crainte de l'œil divin qui sonde les cœurs nous fait porter la même condamnation absolue, ainsi le respect de l'auteur du précepte moral s'étend au précepte même. Et c'est bien là l'origine du prestige religieux, de l'auréole qui environne les idées morales reçues : ce caractère sacré est un reflet des sentiments qu'inspire la sanction extérieure. Par une évolution nécessaire, l'origine de la morale est perdue de vue, les prescriptions mêmes attirant à elles toute l'attention et toute la force affective produite; cette origine oubliée, le contenu des prescriptions semble avoir une valeur, une vertu propres.

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   Le fait avancé peut sembler obscur au premier abord ; on ne s'explique pas tout de suite comment les sentiments que la sanction morale a fait naître peuvent s'allier aux idées et aux préceptes moraux en leur prêtant leur autorité. Pourtant, ce transfert de sentiments, comme l'appelle Ribot, est un phénomène aussi normal que fréquent et qui se produit suivant des lois constantes dans tous les domaines de la vie. Les sentiments laissent des traces organiques, liant tel état intellectuel à, tel état affectif et réciproquement. Et lorsqu'un état affectif a accompagné l'un de deux états intellectuels coexistants, le sentiment tend à renaître aussitôt que l'un quelconque de ces états intellectuels se. produit. Nous empruntons à Bain (1) un passage qui résume avec netteté les conditions de ce transfert dans l'ordre moral. « Les actes, écrit-il, qui ont été longtemps associés dans l'esprit à des peines et à des châtiments, finissent par être considérés avec une répugnance pour ainsi dire désintéressée, car ils paraissent causer de la peine par eux-mêmes. C'est là un cas analogue à celui de l'amour qu'on finit par avoir pour l'argent. Quand, par un semblable transfert, un sentiment indépendant d'aversion s'est produit, la conscience semble libre de toute sanction extérieure et avoir dans l'esprit un point d'appui qui lui est propre. La conscience alors a dépassé la phase où elle se réfère à l'autorité pour devenir une loi par elle-même. »
   En fait, il est de l'essence même du sentiment de passer d'une idée à une autre. Une fois en mouvement le sentiment ne se limite pas à un seul élément intellectuel, il se répand « comme une tache d'huile », selon l'expression de Ribot, s'étendant de l'idée à laquelle il était tout d'abord lié à d'autres idées qui viennent soit renforcer l'idée première, soit la remplacer. Ce dernier cas a lieu quand l'élément affectif prédomine ; le sentiment alors se transporte d'idée en idée; tant que le sentiment s'unit à l'idée il lui donne chaleur et lumière; privée du sentiment, l'idée tend à s'éteindre. Le schème symbolique de ce processus peut s'exprimer comme il suit : Si (sentiment, idée) se change en S (i+i1), en (s)i+si1, en (i)+(s)i1+si2, en (i1)+(s)i2+si3, etc... En morale donc, la première impulsion est

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(1) Mental and Moral Science, 2e éd. (London, 1868), pp. 456-59. Tous les psychologues modernes étudient plus ou moins longuement ce transfert. Voir de préférence James Mill, Analysis of thé phenomena of Human Mind, 2e éd. (London, 1878), pp. 314-15; Ribot, op. cit., ch. XII.

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d'obéir aux préceptes afin d'éviter la douleur ou de gagner le plaisir; l'accomplissement du devoir n'est que le moyen d'une fin personnelle. Mais comme cet accomplissement accapare tout l'effort de l'agent, l'idée de la cause de l'obéissance, du bul proposé, s'évanouit et insensiblement disparaît. L'acte moral, ayant ainsi absorbé toute la force vive du sentiment, apparaît comme une fin en soi, qui l'emporte sur les intérêts d'ordre personnel. On voit de même le premier mobile intéressé de toute aspiration élevée se transformer en amour désintéressé des fins visées, le moyen se substituant peu à peu à la fin première. Une association analogue d'éléments affectifs se retrouve dans les habitudes du langage dont une foule d'expressions et de mots impliquent des préventions sentimentales ; ainsi les noms seuls de certains crimes nous inspirent des sentiments de répulsion et de dégoût.

   Il convient de noter que le transfert des sentiments a lieu en morale d'autant plus aisément que les idées y sont toujours confuses; on ne se rend guère compte du fondement des préceptes; dès le début, on leur obéit sans autres motifs que de vagues sentiments de peur et de contrainte. La sanction s'impose sans explication; un ordre dont on donnerait les raisons perdrait de sa force suggestive, Les préceptes moraux s'énoncent en axiomes dont la seule discussion est regardée comme un acte de rébellion et presque comme un blasphème.
   Ajoutons que par l'effet suggestif de la sanction, non seulement la pression extérieure se transforme plus facilement en foi et en obligation morales, mais encore cette foi peut du coup devenir entière et parfaite, le prestige de la sanction et des préceptes consacrés s'mposant à des esprits encore faibles. Un autre auxiliaire précieux et qui agit aussi en facteur indépendant est l'habitude; pour l'enfant, être primitif, réfractaire à toute innovation, ce qui doit être, c'est ce qui a été; l'adulte aussi trouve juste et moral ce qu'il entend dire constamment, mauvais ce qui heurte ses habitudes pratiques. De plus, la constatation que certaine conduite est toujours punie fait croire qu'il en sera toujours de même, qu'il en doit être de même, que le crime est quelque chose qui, en soi, par sa nature même, entraîne le châtiment comme la cause entraîne l'effet.
   La foi morale ainsi constituée, les préceptes moraux élevés à la dignité de fins en soi, la tâche delà sanction est accomplie. La contrainte extérieure n'est plus qu'un moyen de contrôle, qu'une force de réserve ; la conscience morale, devenue indépendante, ne tient
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compte que de l'approbation intérieure. L'individu alors attribue une valeur objective et absolue aux conditions morales de son milieu ; que d'autres croyances morales aient cours autre part ou l'aient eu autrefois, elles ne sont pour lui que des erreurs ou tout au plus des ébauches bien inférieures à la vraie morale qui est celle que lui dicte sa conscience.

   Les sentiments moraux dont nous venons de suivre le développement, d'une part se manifestent comme foi morale, d'autre part se produisent sous la forme  d'obligation, de contrainte intérieure, d'impératif catégorique. Dans les deux cas, c'est bien la même tendance, apparaissant tantôt dans le domaine de la sensibilité, comme foi affective, consolidant les convictions morales, tantôt dans le domaine de l'activité comme foi efficiente incitant à l'action. On peut dire en effet que l'état affectif n'est qu'un acte en puissance ; « entre nos croyances », a bien remarqué Payot (1), « et nos voli-

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(1) De la croyance, p. 139. L'identité essentielle de l'émotion et de l'impulsion apparaît dans leurs manifestations organiques, l'expression émotionnelle se confondant avec la réaction réflexe de la tendance. Citons une page ingénieuse de Simmel (Einleitung in die Moralwissenschaft, Berlin, 1892-93, I, pp. 238-39) sur ce sujet :
« Nous savons que tout acte de sens déterminé laisse en nous une disposition qui en facilite le retour. La répétition fréquente des mêmes séries d'innervation fait qu'elles se combinent de telle sorte que, le premier terme de la série étant suscité, toute la série suit, sans que la volonté ait besoin de se porter particulièrement sur tel ou tel terme. Dans la conscience individuelle, ce processus se répercute comme sentiment, peut-être parce que l'innervation mécanique, quand elle est étendue et fixe, réagit, à la suite d'une faible excitation, par une vibration qui est en quelque sorte un prélude et dont nous désignons l'action centripète sous le nom de sentiment... Ces sentiments, nous les appelons aussi impulsions, en les regardant comme la cause des actes; mais par là nous confondons le post hoc et le propter hoc. La seule cause qui agisse est l'innervation mécanique, se produisant comme action au dehors, comme état affectif en dedans; si cette dernière manifestation de l'innervation mécanique est crue la cause des mouvements produits, c'est que l'innervation môme est extérieure à la conscience. Le sentiment peut d'autant moins agir comme cause efficiente qu'il n'a de vie réelle qu'autant que l'on l'éprouve; il ne peut être qu'un cophénomène, qu'un reflet subjectif, qu'une harmonique supérieure de la cause réelle, mais inconsciente de l'action. »

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tions la différence n'est point de nature mais seulement de degré » ; « en quelque sorte, croire, c'est se retenir d'agir ».
   Le sentiment de l'obligation morale, en tant que phénomène psychologique, diffère à peine de l'impulsion résultant de toute tendance forte et constante. Il est vrai que le sentiment de l'obligation morale pousse l'individu à agir sans tenir compte de lui-même, qu'il dompte ses penchants les plus puissants, qu'il lui fait même sacrifier la vie d'un cœur serein. Mais « tout instinct qui », nous apprend Darwin (1), « est constamment plus fort qu'un autre ou plus persistant, donne naissance à un sentiment que nous exprimons en disant qu'il faut lui obéir ». Et toute grande passion abolit l'instinct du moi; le mâle affronte la mort pour posséder la femelle, la mère se sacrifie pour sa progéniture, l'abeille vole au trépas pour défendre sa ruche, l'éphémère est brûlé par la flamme qui l'attire.
   Pourtant le sentiment d'obligation morale semble avoir un caractère spécial, qui le distingue des tendances et des instincts naturels, un accent tout particulier d'autorité qui lui vient de la sanction et qui lui est commun avec les sentiments religieux et autres qu'a imposés une force extérieure. Aussi l'obligation morale intérieure agit-elle comme la sanction extérieure; de même que la contrainte extérieure nous excite par la peine et la récompense, de même les sentiments qu'elle engendre, devenus contrainte intérieure, nous portent à l'action par deux voies différentes, tantôt en agissant comme un frein, tantôt comme un aiguillon.
   D'abord l'obligation détourne d'agir. De même que les préceptes extérieurs commencent par défendre, par arrêter les impulsions premières, le « tu ne feras pas » précédant le « tu feras » (2), de même le sentiment de l'obligation, en s'opposant comme une digue à nos appétits et à nos désirs immoraux, fait triompher les mouvements moraux; l'énergie, se produisant dans le sens de la moindre résistance, n'agit, ne passe que là, où les défenses et préventions morales n'ont pas dressé d'obstacle.
   D'autre part l'obligation pousse à agir. Déjà par son action inhibitrice sur les impulsions immorales, l'obligation intensifie l'énergie morale; par son action persuasive, en devenant passion, le sentiment de l'obligation provoque un émoi, un ébranlement tels dans la vie

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(1) Descent of Man (Lond. 1871), II, p. 392.
(2) Voir II, § 4.

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affective de l'individu, que le sentiment exalté, étouffant tout autre sentiment, attire vers son but à lui tous les penchants et instincts de l'organisme, les accumule, comme en un foyer central, et les faits converger sur l'effort moral. Ainsi l'obligation morale, en rapport implicite avec la sanction extérieure, s'affirme souveraine et absolue. Dans ce qui précède, nous avons tâché d'expliquer la façon dont les sentiments qu'inspire à l'individu la sanction publique, se transforment nécessairement en sentiments de foi et d'obligation morales. Cette transformation fait que nous agissons dans le sens de la sanction, non plus par contrainte, mais de notre plein gré, non plus par crainte, mais par amour; les forces de la collectivité non seulement, a-t-on dit, arrivent à faire l'individu prisonnier, mais à le faire son propre gardien. La contrainte extérieure, échafaudage de notre moralité, devenant superflue disparaît graduellement ; notre progrès moral s'accentuant, la contrainte intérieure, elle aussi, ne se fera plus guère sentir que dans l'arrière-plan de la conscience; les actes moraux arrivent par l'effet de l'habitude à se produire spontanément.
§3. — Terme du développement des sentiments moraux.

   La foi morale, le sentiment de l'obligation, bien qu'étant la fin que se propose l'éducation morale, ne forme pas encore le terme ultime du développement moral de l'individu. En obéissant d'abord aux préceptes moraux par contrainte, il finit par y ajouter foi ; en leur obéissant ensuite par foi et obligation intérieures, il finit par les observer en automate. La pratique du devoir, d'abord pénible, devient enfin par l'habitude un besoin, un plaisir même, qui à lui seul suffit à provoquer l'action morale. Notre moralisation arrive à son terme, quand l'obligation morale s'est enracinée dans l'organisme au point d'agir spontanément comme un instinct impérieux, qui à notre insu et même malgré nous réagit d'une manière donnée, sous l'influence d'excitations extérieures.
   C'est par l'effet de l'habitude que la tendance morale devient une partie intégrante de notre être. Tout mouvement apporte des modifications, laisse dans l'organisme des traces qui en facilitent le retour (1) ; la répétition des mêmes actes, en imprimant ces traces toujours plus profondément, fait que l'action s'accomplit avec une

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(1) Voir Simmel, cité ci-dessus, II, § 2.

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aisance croissante, qu'elle demande de moins en moins d'attention et d'effort, qu'elle finit par s'exécuter sans conscience, passivement, par devenir une fonction instinctive, un besoin qu'on ne peut contrarier sans souffrance. L'action morale, suffisamment répétée, se fixe en disposition, en tendance morale instinctive; la moralité devient organique et s'exerce mécaniquement par une série clé réflexes comme toute autre fonction vitale. La contrainte extérieure et intérieure qui a créé cette moralité disparaît : on ne songe plus ni à la sanction, ni à la sainteté du devoir en s'abstenant de tuer, de voler, de faire un faux témoignage ; nous oublions les origines de notre moralité routinière, comme nous oublions comment nous avons appris à marcher ou à danser.
   La contrainte qu'exerce la tendance organique, ainsi formée, est encore plus forte bien qu'inconsciente, que celle delà sanction et de l'obligation qu'elle a remplacées. Non seulement la tendance morale instinctive implique l'obligation et la sanction, qui se manifestent aussitôt que la tendance se heurte sérieusement aux impulsions contraires, mais encore elle possède une force d'inertie qu'il est difficile de surmonter quand même on le voudrait. Ainsi nous respectons dans la pratique des préceptes auxquels nous refusons en théorie tout fondement moral ; ce n'est qu'à la longue que nous réussissons à nous affranchir de préjugés moraux, que nous savons n'avoir « pas d'autre source », suivant l'expression connue de Locke, « que la superstition d'une nourrice ou l'autorité d'une vieille femme ».
   L'action morale en devenant mécanique non seulement est plus sûre, mais de plus donne libre essor à la force affective jusque-là entravée par elle. Cette force ainsi disponible s'unit à d'autres règles morales dont l'observation, d'abord imposée et pénible, devient à son tour spontanée, facile et agréable. C'est ainsi que les aptitudes morales de l'individu s'étendent, que sa moralité s'assimile des éléments nouveaux et progresse continuellement.
   Il est vrai que la tendance morale devenue organique dépasse le domaine qui semble proprement moral de notre vie affective, lequel est celui de la sanction intérieure; de même que la volonté en obéissant aux puissances extérieures n'est pas encore jugée morale par elle-même, de même, elle ne l'est plus quand elle obéit automatiquement. Mais cette tendance organique étant la phase dernière et parfaite du développement moral, il faut en tenir compte au moins autant que de la sanction publique qui en est l'origine.
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   Encore l'innervation, qui correspond à la tendance morale, en se fixant dans l'organisme, est-elle cause que des dispositions morales sont transmises héréditairement. L'action morale quasi-instinctive, seconde nature acquise par l'habitude, peut par l'hérédité prendre la forme d'une prédisposition innée dans les générations suivantes. Quelque incertaine que soit notre connaissance des lois de la transmission héréditaire des modifications acquises, il paraît bien certain que les modifications qui ont profondément pénétré la constitution physiologique d'un individu peuvent se manifester comme des dispositions chez ses descendants. Les aptitudes morales se transmettent de la même manière que les autres propriétés de l'organisme, telles que les goûts, les façons de sentir, le tempérament.
   Cette transmission nous permet de parler d'une tendance morale jusqu'à un certain point innée, d'éléments moraux héréditaires chez les heureux descendants d'ancêtres moraux. Mais cette première nature n'en suppose pas moins une sanction publique antérieure, dont les aptitudes morales héréditaires sont le fruit suprême.
   Remarquons toutefois, en terminant, que le fait que les dispositions morales se transmettent par hérédité semble bien propre à réconcilier (1) les empiristes et les partisans d'un sens moral inné, d'une conscience morale d'origine divine. Car qu'est-ce donc que cette nature première à laquelle on tient tant? Tout notre être, physique et moral, résulte des coutumes de nos aïeux ; pour citer un exemple d'observation courante, on voit les classes, les fonctions sociales développer, au cours de la vie individuelle même, des types physiques et psychiques bien caractérisés, des formes données de conduite, de sentiment et de pensée ; et à qui compare, par exemple, la femme du milieu mondain à la femme du peuple, il est évident que c'est à la division du travail dans une civilisation avancée qu'est due une large part des attributs réputés féminins (2). Toute création n'est qu'une évolution ; rien d'inné qui ne soit acquis par l'espèce. On se souvient du mot profond de Pascal : « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une

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(1) Voir Spencer, Data of Ethics (System of Synth. Phil. IX). pp. 123-24, 172.
(2) Voir Durkheim, Division du travail social, pp. 57-62.

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seconde nature. » Cette coutume et cette seconde nature sont évidemment tout aussi naturelles que la nature ou la coutume premières ; « il est naturel à l'homme », dit Stuart Mill (1), « de parler, de penser, de construire des cités, de cultiver, quoique ces fonctions soient acquises ». Citons encore la boutade de Simmel (2) sur un sujet voisin : « Si l'on tenait les impulsions de l'altruisme pour moins naturelles que celles de l'égoïsme », observe-t-il, « parce que les premières se produisent plus tard que les dernières, on devrait aussi regarder le désir sexuel comme moins naturel que la faim, qui s'annonce dès le premier jour de la vie, tandis que le goût du sexe se fait attendre une quinzaine d'années, et la barbe comme moins naturelle que les cheveux de la tète ».
   On voit ainsi ainsi qu'il est à peine possible de distinguer nettement entre le naturel et l'acquis ; il n'y a donc pas lieu de faire de l'innéité morale un principe essentiel, non plus qu'un article de foi.

§ 4. — Les sentiments moraux, définis par la sanction.

   L'éducation morale dont nous venons d'exposer le développement semble bien l'origine, la source principale de la tendance morale. Mais elle n'en est pas la source unique ; des penchants, des sentiments, des expériences multiples viennent la grossir. La tendance morale, comme nous allons le voir, est le résultat d'un complexus d'inclinations que produit la vie en commun et qui se lient en faisceau autour de l'obligation morale. Le sentiment de l'obligation, en raison même de sa force affective, attire à lui des penchants parallèles qui le fortifient et l'amplifient; l'obligation en les marquant de son empreinte n'en demeure pas moins l'élément central et constitutif des sentiments moraux.
   Le caractère complexe de la tendance morale apparaît pleinement dans l'émotion qui en dépend et qui engendre le jugement moral (3). Cette émotion ne se ramène pas exclusivement à la sanction extérieure; elle se ressent de toutes nos tendances tant égoïstes que désintéressées. On pourrait soutenir que dans bien des cas l'indignation morale est faite surtout d'envie inconsciente; il est certain que

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(1) Utilitarianism, 2e éd. (London, 1864), p. 45.
(2) Op. cit., I, p.94.
(3) Voir I, § 4.

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des sentiments bienveillants se mêlent à tout jugement moral. « La douleur que nous ressentons après une mauvaise action, remarque à juste titre Stephen (1), n'a pas sa cause unique dans notre conviction d'avoir violé la loi morale. La tristesse que je ressens pour avoir fait du tort à un ami résulte en partie, mais en partie seulement, du chagrin que j'éprouve pour lui avoir nui injustement. » Assurément, la conscience qui nous juge n'exprime pas seulement la morale publique; presque toujours des préférences, des aspirations personnelles, d'accord ou non avec la morale, s'imposent à notre conscience autant que l'obligation morale.
   Parmi les influences étrangères à la sanction, qui viennent renforcer la tendance et l'obligation morales, il convient de mentionner tout d'abord l'expérience de la vie. Les effets naturels de l'action défendue confirment notre foi en la sanction morale; ainsi la non-observation des préceptes nuit à nos forces, à notre travail, à notre réputation, à notre crédit; la maladie, engendrée par le vice, s'ajoute au remords et l'accentue ; au contraire, la vertu se récompense elle-même, les sacrifices qu'elle impose le plus souvent tournent à notre profit. Le dommage subi rendant sage, l'on croit et l'on se conforme aux lois de la morale comme à celles de la nature.
   Aussi spontanément que l'expérience, l'imitation et la sympathie, expressions d'une seule et même attraction organique, renforce notre moralité. Le penchant à l'imitation, à la répétition irréfléchie des actes observés, dont nous avons déjà parlé à propos de la pression collective (2), est le propre de l'animal moutonnier qu'est l'homme. D'instinct nous agissons comme on agit dans notre milieu, comme nos aînés, comme tout le monde ; en général, on ne diffère guère de son milieu, on s'en approprie la conduite morale de la même façon que les goûts esthétiques et les croyances politiques. L'imitation involontaire, l'entraînement contagieux et suggestif, jouent toujours un rôle considérable dans le développement moral de l'individu et apportent en toute circonstance à la tendance morale un concours important. De plus, la tendance morale est alimentée, et abondamment, par la sympathie physiologique dont les impulsions s'unissent souvent d'une manière si intime aux mouvements proprement moraux qu'il est difficile de les en distinguer. Tels la pitié et les sentiments de ré-

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(1) Science of Ethics (London, 1882,) p. 318.
(2) Voir II, § 1.

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pugnance, d'écœurement, d'horreur, etc., que nous causent les crimes; tels les sentiments bienveillants, inspirés par les services que nous rendent nos semblables, et réciproquement, et foncièrement naturels à l'être social; tel encore le sentiment spontané du juste que produit la tendance à se défendre, à rendre le mal pour le mal, se combinant avec la sympat'iie, s'étendant aux maux de notre prochain : en le voyant trompé, malmené, violenté, nous éprouvons, par sympathie, du ressentiment, un besoin de vengeance comme s'il s'agissait de nous-mêmes.
   Aux effets de l'imitation et de la sympathie viennent s'ajouter ceux des penchants sociaux que produit la société depuis ses origines préhistoriques. Les dispositions sociables, patriotiques et solidaires, développées chez les hommes par l'habitude des liens sociaux, agissent même en dehors de la sanction dans le sens de la morale. L'évolution sociale engendre en outre des aspirations idéales qui fortifient et fécondent la tendance morale. Une âme bien née ne se restreint pas à l'activité exigée et sanctionnée ; elle tend à faire mieux, elle aspire à l'au delà, elle se consacre à des buts rêvés qui ennoblissent la vie et font oublier les intérêts égoïstes. Les croyances religieuses, les convictions métaphysiques, politiques et sociales deviennent des idéals de cet ordre ; de même les notions morales, telles que la justice, la vérité, etc., s'élevant, par transfert de sentiments, au rang d'idéals indépendants. Comme idéal agit aussi la notion de l'honneur, « préjugé », comme l'exprime Montesquieu (1), « de chaque personne et de chaque condition », qui « peut inspirer les plus belles actions »; on se souvient que cette « faulse opinion » est aussi regardée par Montaigne (2) comme très propre « à contenir les hommes en leur debvoir »; « puisque les hommes par leur insuffisance ne se peuvent assez payer d'une bonne monnaye : qu'on y emploie encores la faulse ». Un idéal analogue et qui est souvent un allié puissant de la tendance morale est l'idée élevée qu'on se fait de soi-même, de sa dignité, de sa valeur propre.

   Remarquons encore que la tendance morale trouve des auxiliaires actifs dans  les aptitudes morales innées, dont nous venons  de nous occuper.
   Toutefois ces influences de renfort sont bien loin de prêter à la
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(1) De l'esprit des lois (Genève, 1753), ch. VI.
(2) Essais, publ. par Amaury-Duval (Paris, 1820), II, ch. XVI.

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tendance morale un concours assuré et constant. Ces alliés peuvent devenir des ennemis, qui attaquent la moralité au lieu de la défendre. Telle l'expérience habile des manières de tourner le Code; telle la contagion de mauvaises mœurs, tels les idéals antisociaux. Et, s'il est certain que tout ceci nuit à la morale, il peut en être de même des sentiments les plus nobles. Ainsi l'altruisme et la sympathie, confondus avec les sentiments moraux, peuvent troubler nos jugements moraux et faire dévier notre conduite, les sacrifices sublimes auxquels nous poussent ces penchants ne profitant pas nécessairement à la morale. L'amour maternel, l'amitié, la charité, poursuivent, tout comme les aspirations idéales, des buts particuliers, et quand ces penchants sont exaspérés, ils n'hésitent pas à braver les commandements du décalogue. Il en est de même pour l'affection des sexes, qui chaque jour fait avorter les artifices de la sanction morale. « De vray », c'est encore Montaigne (1) qui nous l'apprend, « la pudicité est une belle vertu et de laquelle l'utilité est assez cogneue ; mais de la traicter et faire valoir selon nature, il est autant malaysé, comme il est aysé de la faire valoir selon l'usage, les lois et les préceptes. » Sans la sage tutelle de la morale les impulsions naturelles, même les plus désintéressées, dévient; à plus forte raison elles s'égarent, quand la morale exige qu'on commette des actes inhumains ou qu'on sacrifie ce que l'on aime le mieux, ses enfants, ses amis, à la conservation du régime établi, à la plus grande gloire de l'Etat.
   Il n'y a donc pas lieu de confondre les facteurs accessoires de la tendance morale, tels que les inclinations sympathiques et les entraînements idéals, avec la foi aux devoirs, avec le sentiment de l'obligation qui en sont les facteurs proprement moraux. On distingue sans peine ces derniers des impulsions naturelles de même sens; rien de moral en effet, dans l'émotion tendre, dans certaines tendances altruistes qui tiennent, selon Ribot (2), à notre constitution « comme d'avoir deux yeux et un seul estomac ». Rien de moral non plus dans la contagion du chagrin et de la joie., du courage et de la peur, pas plus que dans celle du rire et des bâillements; amoraux sont encore maints phénomènes de bienveillance auxquels donne lieu la vie en commun, tels l'attrait du semblable pour le semblable, le désir de se complaire, le dévouement aux êtres vivants, dont

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(1) Op. cit., I, ch. XXII.
(2) Op. cit., p. 297.

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le commerce nous a valu du plaisir. La sympathie au sens propre du mot est également un fait de cet ordre, même quand elle conduit au dévouement inconscient, au sacrifice irrésistible, le péril des autres nous angoissant et nous excitant bien souvent comme notre propre péril. Notons encore que ces tendances altruistes spontanées changent chez le même individu avec les fonctions vitales du moment.
   Ces tendances adventices, bien qu'auxiliaires des sentiments moraux et aboutissant à des actes moraux, ne sont donc pour la morale qu'une madère première, que la sanction utilise et façonne. En les faisant rentrer dans l'ordre moral, on tombe dans la confusion ; nos sentiments naturels, conformes à la morale, ne relèvent (1) de celle-ci que si la sanction les impose à tous; seule la sanction leur confère un caractère moral; ce n'est qu'en s'imprégnant de l'obligation, que ces sentiments s'incorporent à notre tendance morale. Kant (2) a bien observé que tandis que la prudence, en tant que mobile de la conduite morale, se borne à conseiller, l'impulsion morale au contraire fait l'effet d'un commandement. Bain (3) aussi opine dans ce sens : « la Moralité n'est, ni la Prudence », affirme-t-il, « ni la Bienveillance dans leurs manifestations primitives et spontanées ; c'est la codification systématique des actions prudentes et bienveillantes, rendues obligatoires par ce qu'on appelle châtiments ou punitions; le mobile moral est entièrement distinct, créé artificiellement par la société humaine, mais rendu si familier à chacun de ses membres qu'il est comme une seconde nature ». Citons encore le témoignage de Stuart Mill (4) : « Nous ne jugeons un acte injuste et immoral, que si nous prétendons qu'une personne doit être punie, d'une manière ou d'une autre, pour l'avoir commis ; sinon par la loi, du moins par l'opinion de ses semblables ; sinon par l'opinion, du moins par les reproches de sa conscience. C'est ce point qui semble vraiment distinguer la moralité de la simple utilité. La notion du devoir sous toutes ses formes suppose qu'une personne peut être légitimement contrainte de l'accomplir. Le devoir est une chose qui peut être exigée d'une personne comme on exige une dette. Nous ne l'appelons son devoir, que si nous pensons qu'il peut être exigé d'elle ».

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(1) Voir III, § 4.
(2) Kritik der praktischen Vernunft, I, I, I, § 8. Anm. II.
(3) Op. cit., pp. 455-56.
(4) Op. cit., pp. 72-73.

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   Ainsi c'est le sentiment d'obligation, commandement extérieur devenu intérieur, qui essentiellement constitue la tendance morale, quels que soient les autres mobiles qui viennent s'y joindre. On constate donc que la sanction forme l'essence des sentiments moraux. En précisant davantage, on voit que c'est la sanction répressive qui joue le premier rôle dans leur développement. Toute notion morale, comme l'a dit Stuart Mill, implique une répression ; les concepts du devoir, du juste, du bien, etc, contiennent implicitement une négation, une abstention ; dire que quelqu'un doit faire quelque chose signifie qu'il a tort de ne pas le faire et qu'il en sera châtié. Le châtiment est donc à la base de la morale, mais qu'on ne s'en effraie point : la nature, elle aussi, commence par châtier, par réagir contre ceux qui en violent les lois. Pourtant c'est par là qu'elle nous protège et nous prépare aux conditions dures, mais fécondes de la vie. La contrainte morale, pas plus que celle qu'exerce la nature, ne peut qu'arbitrairement être jugée bonne ou mauvaise, les phénomènes moraux étant aussi nécessaires, aussi indépendants de la volonté individuelle que ceux de l'ordre naturel.

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   Les aperçus précédents sur le développement de notre tendance morale ont montré que le fondement des sentiments moraux, de la conscience morale de l'individu n'est autre que la sanction de la collectivité ; le concours apporté à la sanction par divers penchants spontanés n'est qu'accessoire et passager, le caractère spécifique des sentiments moraux résultant en entier de la sanction publique. Restent maintenant à étudier les idées morales que nous suggère la sanction, à en rechercher la portée et le principe.

III. — LE FOND   DES  IDÉES MORALES.

§ 1. — L'intérêt collectif, objet des jugements moraux.

   Dans le premier chapitre de cet essai, en traitant des jugements moraux, nous nous sommes limité à leur forme extérieure. Avant d'entreprendre des recherches sur leur fond, il nous a paru utile d'expliquer les faits subjectifs, intérieurs et individuels, qui se rapportent à ces jugements, en examinant l'origine, la filiation et la combinaison des sentiments qui engendrent nos jugements et nos

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actes moraux. Ceci fait, nous étudierons le côté objectif, général et social des jugements moraux; nous commencerons par examiner l'objet de ces jugements pour étudier ensuite leur fonction et leurs rapports.
   Les jugements moraux s'appliquent à notre conduite comme on le sait ; ils mesurent la valeur morale des conduites et des individus auxquels ces conduites sont attribuées. Le jugement prend tantôt la forme universelle, tantôt la forme particulière ; il est universel en déclarant qu'il est moral ou qu'il est immoral de… etc. ; il est particulier en déclarant que tel homme est moral ou immoral, ayant… etc. Nous ne nous occuperons que des jugements particuliers qui, évidemment, sont les premiers en date et que les jugements à forme impersonnelle ne font que généraliser. Or, on voit de suite que nous jugeons les personnes d'après leur conduite, certes, mais non exclusivement d'après leurs actes accomplis. L'homme qui a commis un acte nuisible sans intention n'est pas, en général, jugé et puni de la même façon que si son acte avait été volontaire, ou même n'est pas condamné du tout. On se demande si c'est l'action, le résultat ou bien la volonté, l'intention, qui intéressent le tribunal, siégeant dans la conscience individuelle et collective? Il semble que l'épithète « moral » ne s'applique pas tant à l'accomplissement extérieur qu'aux facteurs internes de l'action, que c'est avant tout l'intention qui détermine le caractère moral.
   La question demande une attention soutenue. Si un tribunal avait à juger l'ours qui a tué son maître en voulant chasser la mouche de son front, il pourrait ne juger que le côté extérieur de l'action, le dommage causé, considérant que les dispositions intérieures du coupable ne sauraient annuler ni compenser le méfait commis. Ou bien le tribunal pourrait fonder le jugement sur la bonne intention du coupable, l'acquitter par conséquent, vu que le pauvre ours était incapable de prévoir les effets du coup, porté dans un but louable. Ou encore le tribunal a la ressource de prendre un moyen terme, de considérer dans son arrêt à la fois l'acte commis et i'intention de l'agent.
   Le dernier parti est celui que nous choisissons d'ordinaire, semble-t-il, dans nos jugements moi aux. Eu jugeant l'individu dans son action, on tient compte de l'intention qu'elle réalise ; ea le jugeant dans son intention on tient compte des effets de celle-ci. Le crime voulu qui échoue par hasard est moins sévèrement châtié que s'il avait été ac-
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compli ; (seul, ou à peu près (1), le code pénal français semble aussi sévère, et non sans raison comme on le verra, pour la tentative criminelle avortée, si l'intention coupable est patente, que pour le crime commis). Par contre, si une personne commet un acte peu grave en soi, mais qui par accident et sans qu'il y ait intention se trouve avoir des conséquences fâcheuses, ce malheur peut lui attirer une condamnation; « Jenny, l'ouvrière », dit un journal, « arrose un pot de fleur à sa fenêtre et, par inégarde, laisse tomber ce pot sur la tête d'un passant qui est blessé. Que fait la justice? Elle condamne Jenny l'ouvrière, car elle s'est rendue coupable d'homicide par imprudence». Quelle est donc, dira-t-on, la raison profonde qui dicte cette inégalité de traitement, d'apparence arbitaire ; le jugement tient-il en général plutôt compte de l'intention que de l'acte ou bien de l'acte plutôt que de l'intention ?
   Aux temps primitifs, le seul critérium des jugements était sans doute le résultat sensible, l'homme étant naturellement porté à juger de la valeur de toute chose d'après les bons ou mauvais effets éprou vés. L'appréciation des effets extérieurs s'impose spontanément ; l'instinct de conservation se manifeste en émotions et en actes de défense par rapport à ce qui nous fait mal et nous nuit. La réaction contre la douleur, moyen de protection naturel et utile que développe progressivement la lutte pour l'existence, se produit d'abord sous forme de réflexe aveugle. Chez les races primitives et rades, la vengeance, comme toujours chez les natures incultes et violentes, frappe au hasard ; elle tombe non seulement sur l'auteur apparent de la douleur ressentie, mais sur les êtres et les choses en rapport avec lui. Nécessairement cette vengeance primitive châtie les accidents inintentionnels comme des crimes avérés. Ainsi les enfants d'Israël font mourir 24.000 des leurs, atteints de maladie vénérienne, évidemment à cause de la maladie plutôt qu'à cause du péché commis; ainsi on a vu mettre à mort en pleine Europe des hommes mordus par un chien enragé. On châtie de même les malheurs involontaires, les défaites, les incendies ; ainsi « la loi dahoméenne punit de mort toute personne dont la maison :
prend feu, même si cela arrive par accident » (2). Volontaire ou non, le mal attire le mal, la souffrance

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(1) Voir Westermarck, Responsabilité morale des dommages accidentels :
« Revue Internationale de Sociologie », 1901, p. 711.
(2) Westermarck, op. cit., p. 699.

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causée appelle une souffrance infligée; œil pour œil, dent pour dent, — toujours la justice débute par la loi du talion.
   Et cette loi qui ne tient compte que des effets palpables est d'autant plus sévère qu'elle s'appuie sur l'autorité divine, toute faute paraissant aux primitifs une offense aux dieux (1). Et pendant longtemps les dieux se vengeaient à l'aveugle; si l'on ne contentait pas leur soif de sang, le crime du particulier retombait sur la communauté tout entière (2). « Et vous ne souillerez point le pays où vous serez; car le sang souille le pays; et il ne se fera point d'expiation pour le pays, du sang qui y aura été répandu, que par le sang de celui qui l'aura répandu » (3). Même aux époques plus avancées, les fautes considérées comme des offenses directes à la divinité étaient punies sans égard à l'intention ; ainsi « la loi salique punissait très sévèrement une personne qui mettait involontairement le feu à une église, tout en laissant sans châtiment les autres cas d'incendie accidentel » (4).
   Cependant, si tout d'abord les résultats funestes ou favorables des actes déterminent exclusivement les jugements moraux, tôt ou tard l'intention entre en ligne de compte. Les progrès de l'organisation sociale supprimant de plus en plus la vengeance personnelle, la cruauté générale, même celle des dieux, diminue, la soif de l'or se substituant graduellement à celle du sang. A la vérité, la loi du talion, forme déjà atténuée de vengeance, puisqu'elle modère les emportements excessifs, implique l'idée d'une indemnité (5). Une compensation en argent ou en bétail, due aux chefs de la collectivité, ou partagée entre eux et la famille lésée, remplace le sang auparavant exigé. Ce fut, semble-t-il, dans le cas d'un acte involontaire qu'on admit pour la première fois cette compensation (6). En se

----------------------------------------------------------------------------------------------------------(1) Voir II, § 1; III, § 2.
(2) Voir III, § 2.
(3) Nombres, XXXV, 33.
(4) Westermarck, op. cit. p. 703.
(5) Voir Lévitique, XXIV, 18 : « Celui qui aura frappé une bête à mort, la rendra, vie pour vie, etc. »
(6) Voir Nombres XXXV, 19-24 : « Et celui qui a le droit de faire la vengeance du sang, fera mourir le meurtrier; quand  il le rencontrera, il le pourra faire mourir. Que s'il l'a poussé par haine ou s'il a jeté quelque chose sur lui de dessein prémédité, et qu'il en meure; ou que par inimitié il l'ait frappé de sa main, et qu'il en meure ; on punira de mort celui qui l'a frappé, car il est meurtrier ; celui qui a le droit de faire la vengeance

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généralisant, cette coutume, par l'espèce de marchandage et pour ainsi dire de pesée qu'elle comporte, favorise l'avènement d'une justice plus réfléchie; mieux l'on voit la portée de l'intention et mieux on l'apprécie dans le jugement moral. Au point où nous en sommes, les termes « moral » et « immoral » marquent expressément que dans la conduite jugée il y a eu intention et qu'on l'a prise en considération dans le jugement.

   Mais bien que, dans le cours des âges, on fasse à l'intention une part de plus en plus grande dans l'appréciation de la conduite, c'est toujours au fond l'acte extérieur qu'on juge. Qui y regarde de près, voit aussitôt que la volonté n'est soumise au jugement que lorsqu'on l'assimile aux actions, que lorsqu'on la croit capable de produire de bons ou de mauvais effets ; si l'on accorde plus d'importance aux causes intérieures de l'acte qu'à ses effets extérieurs, c'est que les premières enveloppent non pas un seul acte, mais plusieurs.
   Ainsi, par exemple, l'action même funeste, mais accomplie sans mauvais dessein, n'attire pas à l'agent une condamnation absolue, parce que l'intention, exprimant les dispositions constantes, répond d'une bonne conduite générale. Pareillement, l'auteur d'une bonne action n'est pas loué sans réserve, si dans son action on démêle des motifs intéressés, parce que de telles dispositions n'indiquent pas une moralité bien ferme. De même, si nous exigeons que l'acte moral soit voulu et réfléchi, si nous sommes enclins à trouver morale n'importe quelle action de bonne foi, si dans l'ordre moral nous admirons la bonne volonté, le sacrifice conscient de soi, le sentiment rigide du devoir au point de les regarder, seuls, comme moraux et même de leur attribuer une valeur morale en soi, c'est que nous en attendons des actes moraux en toutes circonstances.
   Mais remarquons bien que nos jugements moraux ne substituent la volonté à l'action que dans le cas où cette volonté est censée une promesse, une garantie d'action. La bonne volonté qui constamment échoue, l'intention qui chaque fois s'arrête à mi-chemin, l'effort qui jamais n'aboutit, nous n'hésitons pas à les condamner. Les

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du sang le pourra faire mourir quand il le rencontrera. Mais si, par hasard, sans inimitié, il l'a poussé, ou s'il a jeté sur lui quelque chose, mais sans dessein, ou quelque pierre sans l'avoir vu et qu'il en meure, l'ayant fait tomber sur lui, et qu'il en meure, s'il n'était point son ennemi et s'il n'a point cherché sa perte; alors l'assemblée jugera entre celui qui a le droit défaire la vengeance du sang, selon ces lois-ci », etc.

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desseins ne relèvent de la morale qu'en tant que bons sur le comptant qu'est l'action.

   Le jugement moral cependant ouvre un large crédit. Mais il ne faut pas perdre de vue que le prix qu'il attribue à la cause intérieure n'est qu'une avance, une spéculation visant un nombre plus grand d'actes extérieurs, l'effet extérieur étant la vraie valeur de la morale, la base toujours présente de ses opérations.

   C'est donc par erreur qu'on suppose que l'intention seule décide du caractère moral, qu'elle constitue le domaine propre de la moralité. La vie intérieure de l'individu ne nous intéresse au point de vue moral qu'autant qu'elle se manifeste par des actes extérieurs; les luttes internes et la victoire sur soi n'ont de valeur morale que par les garanties qu'elles offrent d'une action morale continue. L'exemple du pécheur succombant toujours malgré sa foi et ses bonnes résolutions, le prouve suffisamment ; aussi vrai que ce malheureux que l'opinion condamne a pu faire un effort personnel bien plus grand que l'homme estime mais qui n'est juste qu'à son insu, par heureuse disposition naturelle, autant on considère à tort les efforts et sacrifices intérieurs comme critère suprême de la moralité.
   En effet, une estimation de la valeur morale dont l'unique mesure serait la source intérieure de l'action est tout aussi absurde que pratiquement impossible. Elle ferait dépendre la modalité des aptitudes individuelles, ce qui est un non-sens, tant que la morale ne modifie pas ses expériences suivant les facultés des individus ; encore cette estimation n'aurait-elle que des inconnues comme facteurs. Car quelle connaissance certaine a-t-on de la volonté d'autrui ? Nous ne connaissons que les actes; nous croyons pouvoir en inférer des sentiments-motifs. Mais cette induction est plus que délicate. Comment distinguer même en nous la volonté de l'entêtement, la prudence de la lâcheté, l'altruisme de l'égoïsme? On ne peut le faire sans arbitraire; nos mobiles nous échappent à nous-mêmes, les mouvements de l'âme n'étant que partiellement éclairés par la conscience qui d'ailleurs est absorbée par l'action du moment. Ainsi nos dispositions propres même ne nous seront bien connues que par leurs effets extérieurs (1).

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(1) Se reporter à Kant qui, bien que le champion le plus convaincu de la valeur en soi de la volonté morale, avoue (Metaphysik der Sitten II, Tugend-

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   Si l'on accorde pourtant à l'intention, comme on le fait généralement, une valeur en soi, en dehors de l'action (1), c'est par suite de l'imperfection déjà indiquée de nos facultés qui fait que souvent notre but premier est oublié, que le moyen est pris pour fin ; illusion qui nous fait attribuer une valeur indépendante aux préceptes et aux actes moraux d'abord, ensuite à la volonté, à l'obligation, qui nous pousse à les accomplir.
   Il est donc certain que le jugement moral ne porte au fond que sur les actes, sur les effets extérieurs, bien qu'il s'attache de préférence à l'intention qui en garantit la continuité. Essayons pourtant, avant d'aller plus loin, de concilier les opinions divergentes sur ce point. De même que tout acte est accompli d'une part dans une intention déterminée, constamment la même, et de l'autre pour des motifs individuels, plus ou moins obscurs, de même tout acte comporte, d'une part, des effets prévus et nécessaires, toujours les mêmes, de l'autre des conséquences accidentelles, imprévues et imprévisibles. Comme on l'entend à notre époque, la valeur morale est indépendante des suites occasionnelles, imprévisibles de l'acte, tout comme des motifs individuels, impénétrables de l'agent; on fait dépendre la moralité de la tendance, ou pour ainsi dire de l'intention, non de l'agent, mais de l'acte même, laquelle n'est autre que l'effet ordinaire et normal de cet acte, son résultat prévu.
   Si, par exemple, A. fait un prêt à son ami B. en détresse, et si B. s'en sert pour une escroquerie, la conduite de A. reste morale, vu l'intention, la tendance naturelle de l'acte et malgré ses conséquences fâcheuses dans ce cas particulier; cette conduite est jugée morale alors même qu'elle a été déterminée par des motifs inconnus peu louables, que ce soit par solidarité politique ou par amour pour la femme de l'ami aidé. C'est donc l'intention, le résultat visé, et non le résultat fortuit, qui constitue la moralité; mais l'intention qui détermine le jugement moral n'est pas la tendance intérieure et cachée

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lehre; éd. Hartenstein, t. VII, p. 196) qu' « il n'est pas possible à l'homme de pénétrer assez avant dans les profondeurs de son propre cœur pour être parfaitement sûr delà pureté de son intention morale, ne fût-ce que dans une seule action, lors même qu'il ne douterait point de la légalité de l'acte en question ».
   (1) Voir à ce sujet III, § 4.

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de l'agent, c'est la tendance extérieure et manifeste de l'acte, c'est-à-dire son résultat normal.
   Le jugement sur l'intention dans la conduite à juger se réduisant ainsi à unjugement surle résultat, on pourrait à la rigueur employer le mot intention pour désigner l'objet du jugement moral. Toutefois, ce terme prêtant à l'équivoque, parce qu'exprimant aussi l'intention de l'agent, ses motifs inconnaissables dont le jugement moral ne peut tenir compte, il vaut mieux ne pas s'en servir; il faut espérer que l'entente sur ce point pourra s'établir grâce au seul fait que l'intention présumée chez l'agent est en réalité la base ordinaire de nos jugements moraux, bien que leur objet soit le résultat atteint.
   Ainsi l'acte extérieur seul est l'objet du jugement moral; même en s'occupant surtout de l'intention de l'agent, le jugement porte sur l'acte qu'elle vise, sur les effets extérieurs qu'elle présume. L'effet des actes étant le principe des jugements moraux, il est évident que la valeur morale se fonde sur l'utilité des actes qu'on juge; ils sont jugés bons ou mauvais suivant qu'ils tendent à produire des effets avantageux ou funestes. La distinction que nous faisons entre bon et mauvais, revient nécessairement à celle d'agréable ou de désagréable d'abord, puis, expérience faite, à celle d'utile ou de nuisible. Est bien ce qui est dans le sens de nos tendances, ce qui est propre à satisfaire nos besoins : « Id bonum, aut malum vocamus, quod nostro esse conservando prodest,, vel obest » (1). L'intérêt est donc le fondement de tout jugement sur lo bien ou le mal; comme le consensus général qui décide du bien ou du mal moral ne peut voir le bien que dans son bien propre, changeant avec les conditions de vie et les besoins du milieu, les jugements moraux visent nécessairement l'intérêt collectif dans les diverses communautés. « Hominibus apprime utile est, consuetudines jungere, seseque iis vinculis astringere quibus aptius de se omnibus unum officiant... » (2).
   Le fait que l'intérêt fonde la morale, opinion énoncée de tous temps comme une hypothèse propre à expliquer les faits moraux, n'est plus contestable à l'heure qu'il est ; on peut le considérer comme acquis depuis Bentham (3) qui déjà proclamait que « les systèmes qui essaient de mettre eu doute le principe de l'utilité s'occupent de

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(1) Spinoza, Ethica IV, prop. VIII dem.
(2) Id. lib. IV, append. cap. XII.
(3) Principles of Morals and Legislation (London, 1789), introduction.

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choses futiles au lieu de faits sérieux, de caprices au lieu de raison, d'obscurité au lieu de lumière ». Ce n'est que sur le caractère propre, sur la portée particulière de cette utilité que la science ne semble pas encore fixée. L'idée simple que l'intérêt collectif est la base de la morale, que la morale est l'expression de ce que la collectivité exige de l'individu qui en fait partie, compte d'ores et déjà des partisans autorisés. Cette opinion se laisse entrevoir chez Bacon (1), Hobbes (2) et Spinoza (3) ; pour Locke (4), pour Hume (5), pour les encyclopédistes (6), elle est tout à fait évidente. Pendant le cours du XIXe siècle, des variétés de la théorie en question, fondées sur les principes de l'utilité générale, du bonheur du plus grand nombre, etc., envahissent la spéculation morale du monde entier. Il faut pourtant remarquer que dans ces formules, l'utilitarisme n'atteint pas à la précision nécessaire; non seulement on ne distingue pas l'utile du devoir, mais aussi maintes variétés de ce système s'inspirant des conceptions anciennes, envisagent la morale surtout au point de vue du bonheur individuel qui est regardé comme la fin morale suprême. Le développement des sciences sociales contemporaines, portant la philosophie vers l'étude de la société humaine, fait étudier la morale d'un point de vue plus scientifique; la doctrine utilitaire s'achève en considérant la morale exclusivement en fonction de l'intérêt social (6).

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(1) De dignitate et augmentis scientiarum, lib. VII, cap. I.
(2) Leviathan, cap. XV; Elements of Law, natural and political (éd. Tœnnies, London, 1893), ch. XVII, § 15.
(3) Tractatus Theologico-Politicus, cap. V.
(4) Voir le passage cité plus haut I, § 2; en outre cit. op. II, ch. XXVII,
§§ 5-6.
(5) Enquiry concerning the Principles of Morals, sec. III-IV.
(6) Helvétius, De l'homme, etc. (Londres, 1773, I, p. 386 : « Que faut-il donc entendre par ces mots vertueuses et vicieuses ? les actions utiles ou nuisibles à la société. Cette idée simple et claire est à mon sens préférable à toute déclamation obscure et ampoulée sur la vertu ».
   D'Holbach, La morale universelle, etc. (Tours-Angers, 1792) I, ch. I : « La morale est la science des rapports qui subsistent entre les hommes et des devoirs qui découlent de ces rapports. Ou, si l'on veut, la morale est la connaissance de ce que doivent nécessairement faire ou éviter les êtres intelligents et raisonnables, qui veulent se conserver heureux et vivre en société. »
(6) Parmi les contemporains qui ont les premiers expliqué la morale en

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   Pour bien comprendre le rapport de la société et de la morale, il importe de constater le parallélisme de leur évolution et le caractère de leur action réciproque. C'est ce dont nous allons tenter une exposition rapide.

§ 2. — Fonction sociale de la morale.

   « Conatus sese conservandi primum et unicum virtutis est fundamentum. Nam hoc principio nullum aliud potest prius concipi et absque ipso nulla virtus potest concipi » ; en ces termes vigoureux, Spinoza (1) pose le principe de la conservation de soi comme fondement premier de la morale. Bien que négligeant les questions métaphysiques des origines premières, nous remarquerons que cet instinct de conservation n'est qu'un terme synthétique, résumant l'ensemble de nos plus profonds penchants organiques; ainsi entendu, il en enveloppe surtout deux, à savoir, la tendance à défendre, à affirmer son être, et la tendance à l'étendre, à le propager.
   Pour certains moralistes, c'est la première forme du principe de conservation, pour d'autres c'est la seconde qui sert de fondement à la morale et à la société. Au temps des encyclopédistes, dominait, paraît-il, l'opinion que « l'amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d'une morale utile » (2); que « l'intérêt et le besoin sont le principe de toute sociabilité », «, le seul qui unisse les hommes entre eux » (3). Il semble qu'on ait vu plutôt depuis en France le fondement de la société dans la tendance à la reproduction, à l'expansion vitale; ainsi en parcourant le Cours de philosophie positive de Comte, on trouve ce passage si net : « Dans l'ensemble du règne animal, un certain degré primitif de société volontaire au moins temporaire, à quelques égards comparable à la société humaine, commence inévitablement, en effet, à partir de ce point de l'échelle biologique ascendante où cesse tout hermaphro-

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fonction du seul intérêt social, citons en France, où cette manière de voir semble le plus répandue, Belot, Durkheim, Izoulet, Letourneau, de Roberty; en Angleterre, Bain et Stephen; en Allemagne, avant d'autres, v. Ihering.
(1) Ethica IV, prop. XXII, coroll.
(2) Helvétius, De l'esprit (Paris, 1758), p. 230.
(3) Helvétius, De l'homme (Londres, I, 1773), p. 221.

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ditisme »(1). La même idée se retrouve chez bien des moralistes de langue française; citons un contemporain qui estime que « la passion qui pousse l'homme à multiplier son être, qui fonde la famille, qui donne aux femmes la maternité et tous les sentiments affectifs qu'elle dévoile, est le principe de la vie sociale » (2).
   De telles spéculations cependant sont oiseuses; les penchants en question ne sont divergents qu'en apparence; en réalité, ils se réduisent aux différents degrés d'intensité d'une seule et morne tendance. Et lors même qne ces prétendus principes de la société seraient moins vagues, l'association s'expliquerait mal par l'étude des individus pris isolément. — « Ce n'est que par abstraction », a déjà observé d'Holbach (3), « que l'homme peut être envisagé dans un état de solitude, ou privé de tous rapports avec les êtres de son espèce » ; et selon Comte (4), « toute étude isolée des divers éléments sociaux est... profondément irrationnelle et doit demeurer essentiellement stérile ». Il semble donc plus conforme à l'esprit de la science de voir dans l'état social, non un fait dérivé, mais une donnée première; loin de regarder les individus comme des entités séparées, comme des causes, il faudrait les traiter en effets de la société. L'association, dans tous les cas, s'annonce comme une loi, une force naturelle tout aussi fondamentale pour les phénomènes sociaux et moraux que les tendances dues au principe de la conservation. Observons toutefois eu passant qu'on pourrait considérer la tendance à la vie sociale comme se rattachant à l'instinct de conservation; la vie, en effet, ne persiste que grâce à l'association.
   En effet, qu'on regarde l'état social comme naturel et primitif ou comme « une greffe à la nature », selon le mot expressif attribué à Napoléon, on ne voit pas comment, en dehors de cet état, l'espèce humaine aurait pu soutenir sans disparaître la lutte pour l'existence. L'union fait la force; l'association est la condition nécessaire, l'arme la plus efficace de cette lutte. La nourriture, le gîte, les vêtements, tout ce qui est nécessaire aux hommes, il faut l'arracher à la nature récalcitrante, ennemie avant d'être esclave; l'individu isolé est impuissant; la chasse et la pêche rendent davantage quand on les fait en

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(1) Op. cit., t. IV, p. 402.
(2) H. F. Sécrétan, La société et la morale, p. 84.
(3) Op. cit., I, p. 105.
(4) Op. cit., t. IV, p. 255.

commun ; de même pour l'élevage des bestiaux, lequel donne naissance à la horde nomade, pour l'agriculture qui, invitant les hommes à se fixer dans des régions fertiles, les agglomère en peuples nombreux et sédentaires. Le danger, la disette imposent la défense, les travaux en commun; l'abondance, aussi, rapproche les hommes, soit pour des conquêtes, soit pour des festins, des jeux, des cérémonies, des aspirations de plus en plus élevées. Or chaque association, quoiqu'on soit le but, implique des éléments de morale : « Dès que deux êtres », observe Letourneau (1), « doués, si grossièrement que ce soit, de sensibilité et de pensée, vivent ensemble, s'associent, fût-ce même temporairement, dans un but quelconque, la morale, du moins une certaine moralité, doit naître ».
   Le facteur le plus efficace de l'organisation sociale naissante est sans doute la guerre, qui sacrifie l'individu à la collectivité et dont la discipline, subsistant la guerre terminée, constitue déjà une morale bien caractérisée. Les chefs militaires et leurs descendants, les dépositaires de la tradition religieuse, les aînés du groupe, d'autres personnages habiles et chanceux, riches de force et de volonté, impérieux, prestigieux, provoquent l'admiration et s'arrogent une autorité dont se revêtent leurs volontés mêmes, « Un homme énergique et autoritaire », a écrit Tarde (2), « exerce sur les natures faibles un pouvoir irrésistible; il leur offre ce qui leur manque, une direction ». Et l'auteur poursuit : « lui obéir est un besoin avant d'être un devoir : c'est par là que débute tout lien social ».
   Mais notons que l'organisation de la collectivité, sous la direction de pouvoirs réguliers, ne s'effectue qu'en vertu de sentiments collectifs que la vie en commun a fait naître. De même que la loi de lynch, vengeance collective, est la forme embryonnaire de l'organisation judiciaire et en reste toujours la base, de même une volonté collective est au fond de tout appareil social et moral développé. Cette volonté se manifeste aussitôt qu'un danger intérieur ou extérieur menace la collectivité. Lorsque les coutumes ancestrales sont violées ou que l'ordre est troublé par des conflits intérieurs, tous les membres du groupe s'en ressentent; on s'indigne contre le fils qui n'obéit pas au chef de famille, contre la femme ou l'homme adultère ou se mésalliant ou violant les formes traditionnelles du mariage ; à

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(1) L'évolution de la morale, 2e éd., p. 54.
(2) Op. cit., 2e éd., p. 215.

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plus forte raison, le dommage causé, vol, meurtre, etc., excitent la colère publique, lorsque ces actes, permis et méritoires quand ils frappent des ennemis du groupe, sont commis au dedans de la communauté. La volonté collective prend fait et cause pour les individus lésés et leurs vengeurs; en outre elle flétrit la lâcheté, la paresse, la luxure, tous les actes des individus dont peut souffrir l'espèce et qui diminuent la force commune; elle encourage la soumission, la constance, la tempérance, socialement utiles. Plus la situation exige le concours des membres du groupe, et plus énergiquernent la contrainte collective, le concert moral se manifestent et répriment tout ce qui nuit à l'entente générale, à la vigueur de l'ensemble.
   Il va sans dire que c'est inconsciemment que la volonté sociale agit dans l'intérêt de la collectivité, comme c'est inconsciemment qu'elle abdique aux mains des autorités. La répression des actes qui nuisent au groupe social est l'effet, non d'un calcul réfléchi, mais d'un sentiment confus de danger, d'une émotion sympathique, l'acte commis choquant la sociabilité qui se développe dès le règne animal. Le vouloir-vivre individuel et collectif réagit à la façon d'un réflexe; la répression, acte impulsif de défense où aboutit l'émotion suscitée, a pour fonction première de contenter, de calmer l'agitation individuelle et générale. Et tout aussi spontanément que nous réprimons les actes nuisibles, nous pratiquons les mœurs qui, au cours de la sélection, se sont légitimées par leur utilité. « Les mœurs et la morale », a remarqué Gumplowicz, « se sont formées comme condensations d'une quantité infinie d'actions réflexes des hommes en lutte avec les conditions du milieu »; les pratiques et préceptes moraux sont les « résultats d'un long processus d'accommodation aux ambiances naturelles dans lesquelles vivaient les sociétés ». Nous nous servons aussi du langage traditionnel sans réfléchir à ses principes ni à ses lois; toujours la pratique précède la théorie, comme la foi le savoir et le rêve la raison.
   En effet, c'est encore grâce à cet ordre des choses, grâce à la fécondité du rêve de l'humanité mineure, grâce au rêve collectif qu'est la religion que la morale s'affirme et s'étend. Aux temps poétiques où le naturel et le surnaturel se confondaient, où la faiblesse humaine, se heurtant sans cesse aux obstacles de la nature ennemie, voyait dans tout objet un être animé, où l'on croyait par exemple que les aïeux morts, plus vénérables de génération en génération, présidaient aux destinées de leurs descendants par l'intermédiaire d'hommes privilégiés, interprètes de la volonté des ancêtres divinisés,

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dans ces temps naïfs, toute la vie de l'individu était un hommage aux forces magiques, aux esprits mystérieux, aux dieux, dont la faveur ou la colère accompagne toute action humaine. Prières, sacrifices, sortilèges guident les hommes à chaque pas :  les cérémonies religieuses président à la naissance, comme au passage de l'enfance à l'âge viril; c'est encore sous les auspices de rites solennels que l'on va à la guerre et au travail; l'agonie même est entourée d'exorcismes. Toute la vie individuelle et sociale ne fait qu'un avec la religion; les pratiques adaptées aux exigences du milieu  naturel et social sont réputées des commandements des dieux et placées sous leur garantie et sous leur sauvegarde. Le remords, quand on n'en fait pas une divinité distincte, est la voix du dieu courroucé qui se révèle à nous. Et nombreux comme les préceptes à observer sont les dieux à craindre. Il faut tâcher de contenter les dieux méchants, même, et même les dieux étrangers ; ainsi le meurtre de l'étranger, bien que béni des dieux du pays, n'est plus un acte inoffensif et innocent, quand on croît qu'il est vengé par les dieux du pays ennemi qui peuvent l'emporter sur les dieux de la patrie. Et la vengeance des dieux, frappant justes et injustes, ne s'adresse pas seulement à l'individu coupable : « C'est toute la tribu que le tonnerre menace, que la pluie enrichit, que la grêle ruine » (Durkheim).  Il importe donc d'apaiser la colère divine; les autorités auxquelles les dieux révèlent leurs volontés ont par là une supériorité indiscutée; ils président nécessairement à la sanction sociale, jugeant les fautes commises, fixant les châtiments, dirigeant la chose publique par les conseils et les menaces des dieux. La structure première de la cité est partout religieuse et dans la suite, lors même que la justice et le gouvernement sont devenus laïques, on les croit encore d'institution divine, on les consacre par des rites religieux.
   La séparation des pouvoirs, la sécularisation de la sanction morale suivent de près la croissance progressive des sociétés. A mesure que l'agrégat social primitif s'accroît par expansion guerrière ou par fusion pacifique, et que ses divers segments se relient et forment un tout mieux unifié, son organisation se complique et se différencie; dans l'ordre moral, des mœurs traditionnelles sort un droit coutumier, fixant les rapports sociaux, précisant la sanction. Ces règles, d'abord transmises oralement et variant de famille en famille, de tribu en tribu, de province en province, sont peu à peu réunies, généralisées, codifiées, impliquent une sanction toujours plus précise, exercée par des organes toujours plus définis. De même les mœurs,
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ainsi que les jugements et les préceptes qui les expriment, évoluent avec la société; à mesure que la dureté des conditions extérieures diminue, les pratiques morales s'humanisent; à mesure que les liens sociaux se multiplient, que la division du travail et l'interdépendance sociale s'accentuent, la valeur morale des vertus altruistes s'accroît. D'autre part, à mesure que la vie collective s'élargit et que la cité s'affranchit du régime autoritaire et uniforme qu'a longtemps exigé la cohésion sociale, les conceptions morales vont se différenciant, varient avec les groupes spéciaux que créent dans la cité les besoins sociaux différents, Bref (1), que l'on considère l'évolution de n'importe quelle société, on y verra la morale progressant, changeant parallèlement à l'état social. « En effet », écrit Durkheim (2), il n'est plus possible aujourd'hui de contester que non seulement le droit et la morale varient d'un type social à l'autre, mais encore qu'ils changent pour un même type, si les conditions de l'existence collective se modifient». Les mouvements économiques et politiques, les progrès comme les reculs de toute nature du milieu social amènent des variations correspondantes de la morale. « II ne peut pas », atteste encore Durkheim, « se passer dans la société un fait un peu important dont la morale ne reçoive le contre-coup et ne garde la marque ». A chaque phase de l'évolution, à chaque âge de la vie sociale, on voit la morale se régler sur l'intérêt général du moment ; ainsi dans les cités à institutions religieuses et despotiques, les plus grands crimes sont le sacrilège et la lèse-majesté, le blasphème, l'hérésie, la sorcellerie, — crimes qui n'en sont plus aujourd'hui : ainsi les devoirs suprêmes d'antan, l'obéissance, la fidélité du moyen-âge, par exemple, à mesure qu'évolue la société moderne, font place aux devoirs de solidarité et de respect d'autrui (3). La morale se moule sur les besoins de la collectivité; des conditions, des rapports, des besoins nouveaux se formant, de nouvelles habitudes collectives prennent naissance, de nouveaux devoirs sont sanctionnés. En un mot, l'évolution morale est liée à celle de l'étât social

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(1) Le cadre de ce travail nous interdisant d'entrer dans de trop longs développements, nous nous permettons de signaler au lecteur l'exposé détaillé que donne de l'évolution morale M. Westermarck dans l'ouvrage des plus documentés qu'il prépare sur l'origine et le développement des idées morales.
(2) Mélhode sociologique, p. 87.
(3) Voir à ce propos le passage de Durkheim cité ci-dessus, I, §2.

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comme l'effet l'est à la cause; les jugements et préceptes moraux varient dans le même sens et sous le même rapport que les intérêts sociaux et expriment les sentiments et les opinions qu'à des époques différentes inspirent aux hommes leurs intérêts collectifs.

   Si l'on suit le développement des sentiments sociaux et moraux dans l'évolution de la société, l'on voit qu'ils dépendent constamment du besoin social du moment, du resserrement ou de la détente des liens sociaux. La vie collective fait éclore chez les hommes, en les habituant à des efforts communs, à des égards mutuels, des sentiments de solidarité et de réciprocité. A cette action spontanée du milieu s'ajoute la sanction collective, inspirant à l'individu des répugnances et des penchants qui s'enracinent et qui finissent par se transmettre héréditairement. Les penchants moraux progressent dans l'espèce par sélection naturelle et par la même adaptation infaillible qui forment à la longue chez les animaux des instincts merveilleusement appropriés à leurs fins. A l'origine, dans les sociétés primitives, on trouve grand + s'affermissant, les peines s'affaiblissent, les penchants destructeurs reculent devant les penchants favorables à la vie en société. En effet, la volonté collective éliminant quiconque n'agit pas à son gré, la valeur sociale, à tout instant, décide du sort des hommes, et seuls les hommes socialement utiles triomphent et survivent en une postérité durable; ainsi les tendances sociales des hommes s'accroissent nécessairement de génération en génération. La société de cette façon crée la moralité qui lui est nécessaire à chaque phase de son développement ; nous devons à l'évolution sociale une grande partie de notre nature, toute aptitude de l'individu résultant d'habitudes ancestrales (1), acquises par adaptation aux nécessités de la vie ambiante.
   Mais bien que la tendance morale ne soit qu'un produit de la vie sociale, elle ne manque pas d'influencer à son tour la société. Non seulement les groupes dont la morale est fortement constituée l'emportent sur les groupes moins bien organisés, mais encore à l'intérieur des groupes les sentiments moraux des individus peuvent influer sur la volonté collective et activer le progrès de la morale générale. Les sentiments et les penchants, à mesure qu'ils s'exercent, se fortifient et s'étendent à des objets nouveaux. Ainsi certains actes moraux

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(1) Voir II, § 4.

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développent la sympathie humanitaire ; cette sympathie, toujours plus large, déborde hors de son premier champ d'action et, douloureusement froissée dans ses aspirations nouvelles par les conditions de son milieu, inspire à une élite des actes non exigés par la morale et même immoraux (1); cet élan généreux gagnant la volonté générale engendre des préceptes moraux d'un caractère plus humain, d'une portée plus universelle. C'est là un phénomène fréquent dans l'évolution de l'humanité; les enfants en grandissant influent en quelque mesure sur leurs parents ; les idées, les sentiments qu'ont enfantés les circonstances deviennent des facteurs d'apparence autonomes, des idées-forces, suivant l'expression de Fouillée, réagissant sur leurs causes et les modifiant. «Du jour où été conçue nettement l'idée d'un droit rationnel et d'un contrat moral », fait observer M. Malapert (2), « cette idée est intervenue à titre de cause dans l'évolution historique du droit positif et de l'organisation politique et sociale quelles qu'en aient été l'origine et les formes primitives. Ces idées deviennent donc à ce titre des faits historiques et réels à leur tour. »
   C'est par une intervention du même genre que la morale, primitivement enveloppée dans la religion, se dégage de celle-ci, et progressant sans cesse tandis que les traditions religieuses stationnent, fait s'écrouler à la longue la religion qui l'avait nourrie. C'est le cas des dieux légers de l'Olympe, du Dieu terrible et vengeur de l'Ancien Testament; il en est encore ainsi, à notre époque, du diable, de la Vierge, du Dieu en trois personnes, que nous refusons d'admettre par amour sincère de la vérité. Le progrès moral intervertit de même les rapports entre gouvernants et gouvernés, fait que les premiers de maîtres deviennent serviteurs, l'idée de leurs devoirs finissant par primer celle de leurs droits; la même évolution se dessine de plus en plus dans les rapports entre patrons et ouvriers.
Mais qu'on n'exagère pourtant pas cette action des sentiments moraux. Elle n'a rien d'absolu ni rien qui lui soit propre; lorsque les sentiments, facteurs dérivés, engendrent à leur tour des faits moraux extérieurs, ils n'agissent pas par eux-mêmes ; les actes qu'ils suggèrent sont enveloppés dans les rapports sociaux nouveaux, dans

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(1) Voir III § 4.
(2) Questions de morale. Leçons professées à l'Ecole de Morale par MM. Belot, Bernés, etc. La justice sociale, p. 299.

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les besoins sociaux naissants. Toute invention morale a son principe dans l'intérêt collectif: la société reste ainsi le fond et la cause de tout phénomène moral.

§ 3. — Cas en apparence exceptionnels.

A la théorie qui fait de l'intérêt social le principe de la morale, on objecte généralement qu'il y a nombre de mœurs et préceptes moraux dont on ne saurait démêler les rapports avec l'intérêt social. Quel intérêt social peut-il y avoir, par exemple, dans le jeûne et le repos hebdomadaire; quel intérêt social fait regarder comme un crime effroyable le mariage entre proches parents ?
   De telles objections, même fondées, n'infirment le principe moral de l'intérêt social pas plus que les exceptions n'infirment la règle, pas plus que la maladie ne prouve que la santé n'est pas l'état normal. Mais on doit se demander quelle peut être la cause de ces exceptions et en quelle mesure elles sont réelles.
   Parmi les mœurs et règles morales établies, on en rencontre en effet qui paraissent étrangères à l'intérêt social. Remarquons toutefois qu'on exagère facilement le nombre de ces cas. Les intérêts de la société sont multiples et divers ; tantôt les uns, tantôt les autres ont le dessus, et l'intérêt social « bien entendu » peut être mal compris par celui qui s'en fait le juge. La volonté sociale tient de l'instinct, résulte de l'expérience accumulée de plusieurs générations, et les voies que suit la société ne sont pas les nôtres. On interprète mal surtout les cas où les groupements différents (famille, caste, profession, etc.) contenus dans la cité commune ont des exigences contraires (1). L'intérêt immédiat d'un groupe même étendu peut être subordonné à un intérêt commun plus important, bien qu'éloigné; une minorité, souvent intéressée, peut pour un temps faire la loi à la morale commune ; mais l'intérêt plus général et plus essentiel de la société l'emporte nécessairement.
   Et, par un examen plus approfondi, on voit aisément que toujours le désaccord apparent entre le bien collectif et la morale établie n'est que transitoire, s'efface de lui-même par adaptation progressive.

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(1) Voir III, § 4.

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L'accord entre la morale et l'intérêt social est bien l'état normal, mais un état normal n'est jamais qu'approximatif. Ce qu'on appelle l'état normal, a écrit Claude Bernard (1), est une pure conception de l'esprit, une forme typique idéale entièrement dégagée des mille divergences entre lesquelles flotte incessament l'organisme, au milieu de ses fonctions alternantes et intermittentes. En effet le désaccord en question vient surtout des fluctuations continuelles que subissent les conditions et les rapports sociaux ; il y a bien parallélisme entre les variations de l'intérêt collectif et celles de la morale, mais non pas nécessairement simultanéité. Les conditions sociales ayant changé de part ou d'autre, les mœurs et la morale, qui par là ont perdu leur raison d'être, se maintiennent encore pendant un temps plus ou moins long. Toute habitude tend à persister; l'innovation nécessite un effort et cet effort n'a lieu qu'au moment où la conservation de l'état antérieur est plus pénible que l'effort d'innovation. Pour qui considère cette force d'inertie de la coutume, il est difficile de ne pas se ranger à l'opinion qu'a déjà si bien exprimée Helvétius (2) en ces termes : « Les coutumes les plus ridicules et même les plus cruelles, ont… toujours eu pour fondement l'utilité relie ou apparente du bien public;. . mais, dira-t-on, ces coutumes n'en sont pas moins odieuses ou ridicules. Oui ; parce que nous ignorons les  motifs de leur établissement; et parce que ces coutumes, consacrées par leur antiquité, ou par la superstition, ont… subsisté longtemps après que les causes de leur établissement avaient disparu. » L'antiquité même des préceptes rend de plus en plus difficile leur changement. Qui n'est accoutumé, a dit Pascal à propos de la loi, à contempler les prodiges de l'imagination humaine, admirera qu'un siècle ait acquis à la loi tant de pompe et de révérence.
   Notons encore qu'il peut arriver que les coutumes profondément enracinées, après que leurs premiers fondements sociaux se sont perdus, subsistent, en engendrant de nouvelles fonctions sociales. Ainsi les rites et sacrifices, ordonnés aux hommes par les religions antiques, pour bien mériter de l'autorité morale suprême, se retrouvent dans maintes pratiques chrétiennes; et l'amour du prochain, que prêchent au nom de Dieu les moralistes religieux, renaît sous forme d'altruisme et de solidarité chez les moralistes laïques. Cette évo-

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(1) Cité par Ribot, op. cit., p. 63.
(2) De l'esprit, pp. 135, 139.

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lution, en rétablissant l'accord entre l'intérêt social et les pratiques morales, communique une vie nouvelle à ces dernières ; mais quand cette adaptation ne vient pas renforcer, en leur donnant une nouvelle portée sociale, les règles morales surannées, elles perdent leur caractère moral, deviennent des usages conventionnels qui s'effacent peu à peu. Néanmoins les habitudes du passé sont aussi lentes à disparaître que l'opinion morale est lente à adopter de nouvelles lois; l'indolence humaine ne se faits nulle part autant sentir que dans la société, qui a les préjugés pour base solide et l' « horror novi » pour principe d'équilibre.
   S'il est parfois difficile de voir l'intérêt social que peuvent avoir les préceptes moraux, c'est encore parce que bien des normes, visant un intérêt commun, portent la marque des conditions exceptionnelles et transitoires qui les ont fait naître ou des autorités qui les ont instituées. Il arrive souvent que les autorités sanctionnent des règles qui expriment surtout les avis arbitraires, les croyances et les superstitions, les goûts et les aversions des gouvernants, ou bien qui tendent à assurer leur maintien au pouvoir ou les intérêts restreints de leur caste, s'accordant ou non avec l'intérêt public. Ces prescriptions peu légitimes, étant sanctionnées par les mêmes chàtiments que les préceptes moraux, se présentent à la conscience avec le même caractère obligatoire que ces préceptes. La sanction mal justifiée, qui en impose facilement à l'individu, dont la conscience morale, comme nous l'avons noté (1), comprend bien des croyances et aspirations étrangères à la morale, parvient aussi à entraîner la volonté collective. Bien que ce soit en général cette dernière qui inspire les autorités, dont les mesures n'ont de portée que par le consentement instinctif de la volonté collective, accordé dans l'intérêt général, cette volonté accepte en morale, comme en matière de langage et de modes, le bon plaisir des milieux supérieurs ; bien qu'en général elle soit ferme et sûre comme l'instinct, cette volonté est sujette aux suggestions et engouements, aux illusions et aux erreurs. On sait que l'instinct de conservation individuel est, lui aussi, loin de nous indiquer toujours notre plus grand bien et ne conduit que trop souvent au plaisir passager de tel ou tel organe : nous ne doutons pourtant pas que cet instinct ne vise le bien de l'être.

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(1) Voir II, § 3; sur le même fait, III, § 4.

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   La morale conserve ainsi l'empreinte du développement de la cité, des événements et des personnages qui marquent dans son histoire. Les faits de l'histoire religieuse, surtout, influent sur la morale, les pratiques et préceptes de la morale ne différant pas à l'origine des règles et observances religieuses. Les volontés des prophètes et des fondateurs de religions conservent leur prestige religieux et moral, même lorsqu'elles ne répondent plus aux conditions nouvelles de la vie sociale. Les sociétés en progressant hésitent longtemps à réformer les choses sacrées ; mais les traditions religieuses, malgré leurs tendances retardataires, finissent toujours par s'adapter aux besoins sociaux et se plier aux mœurs du milieu.
   Toutefois, ce n'est assurément pas sans quelque raison sociale que les commandements du dogme, les rigueurs ascétiques, le fanatisme confessionnel, à certains âges des sociétés, ont une haute valeur morale. L'observation seule de ces exigences produit la soumission, la foi, le respect, qui sont des habitudes précieuses pour un régime autoritaire : la stricte obéissance aux autorités, lors même qu'elles commandent arbitrairement, est en réalité la condition de ce régime.
   Mais les défenses et les préceptes, qui par cette voie ont pénétré dans la morale et dont le faible intérêt social n'est pas en rapport avec la rigneur de la sanction, finissent tôt ou tard par perdre leur caractère obligatoire. Ainsi, par exemple, pour l'inceste, dont la morale d'Israël et celle du moyen-âge comptaient des cas bien plus nombreux et bien plus sévèrement condamués que la morale actuelle. Pourtant ces prescriptions morales, bien qu'ayant perdu leur première utilité sociale, peuvent se maintenir indéfiniment, lorsque, devenues une seconde nature, elles s'adaptent à l'intérêt social au fur et à mesure que change la société. Ces prescriptions sont alors des règles morales en bonne et due forme, bien que leur rôle social secondaire puisse paraître contestable.

§ 4. — Les idées morales définies par la sanction.

Il faut encore remarquer que le fait que la morale exprime un intérêt collectif n'implique pas que tout intérêt collectif ait un caractère moral. La morale est toujours l'énoncé positif d'une volonté collective donnée ; ce qui est socialement utile ou nuisible, ne relève de la morale, qu'à la condition qu'une collectivité déterminée le proclame

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expressément sa volonté. L'utilité sociale ne constitue donc pas la morale, qui trouve dans la sanction le seul critère possible.
   Nous glorifions, par exemple, tout ce qui contribue au bien public, les victoires, les inventions, les succès de tout ordre ; nous condamnons les défaites et les échecs, les mauvais poètes et la mauvaise cuisine, mais sans attribuer à ces différents jugements un caractère moral. L'utilité publique qui est le fond de la morale, n'est d'ordre moral que lorsqu'elle s'allie à la forme de la morale, que lorsqu'elle est exigée par la volonté publique. Le terme moral n'exprime pas tout ce qui peut être utile à l'état de société mais ce que vise et réalise de cet ordre une société donnée, tout comme le terme nourriture ne désigne pas tout ce qui est bon à manger, mais seulement ce qu'en différentes contrées on a l'habitude de manger.
   En effet, le bien moral est, non pas le bien social abstrait, mais ce que la société à un moment donné juge utile et nécessaire. Ainsi dans certains cas ce qui d'ordinaire est utile et moral peut devenir nuisible et criminel, et ce qui d'ordinaire est crime peut devenir devoir. L'homicide qui nous semble un crime en soi, est une vertu quand il est ordonné ou autorisé par la société; il en est ainsi à la guerre, dans la peine de mort, dans les cas de légitime défense et d'honneur outragé. D'autre part, toutes vertus, justice, véracité, probité, continence, tempérance, bienveillance, charité, sont réprouvées moralement quand elles deviennent gênantes ponr la société. C'est ce qui arrive pour l'honnête homme au pouvoir, qui ne se prête pas à la « raison d'Etat », pour les vérités qui nuisent au prestige de la patrie, pour la franchise qui offense, pour la chasteté trop généralisée. Il n'est pas davantage permis d'être prudent dans le danger collectif quand le dévouement aveugle s'impose; de même on condamme la bienveillance envers les parias de l'opinion, et l'indulgence qui s'avise de sauver la pécheresse des pierres de la foule. Ces qualités individuelles (ainsi que les vertus dites « privées » et les prétendus « devoirs envers soi-même (1) » ) ne valent moralement qu'autant qu'elles favorisent l'intérêt collectif, la société traitant l'individu en moyen en vue de ses fins à elle. La morale exprime la volonté égoïste de la société, les exigences que lui inspire son intérêt propre ; elle décrète moraux les actes qui servent l'intérêt social du moment. « L'infan-

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(1) Voir à ce sujet Durkeim, Division du travail social, p. 449.  G. L. Duprat, La Morale, pp, 44-46.

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ticide et le parricide », remarque avec justesse De Greef (1), « qui sont des crimes épouvantables aujourd'hui, étaient considérés comme une obligation sacrée dans un grand nombre de sociétés ; le cannibalisme avait son cérémonial, comme l'hostie a encore son culte ; le vol et le meurtre ont été de véritables institutions sociales; ils le sont restés chez nous, principalement dans nos rapports internationaux ; il en fut de même de la prostitution et de l'adultère. » La sanction sociale, l'ordre formel de la société, est le seul critère du moral ou de l'immoral : « Tout est dans la forme et il n'y a entre le crime et l'innocence que l'épaisseur d'une feuille de papier timbré » (Anatole France).
   C'est donc à la sanction seule et non à l'importance sociale des actes, que l'on peut mesurer le bien moral. Aussi la sanction varie, en général, avec l'intensité de l'intérêt social qu'elle vise; ainsi une extrême sévérité frappe le meurtre, le vol, la fraude, les actes qui lèsent les conditions mêmes de la vie en commun, tandis que les coutumes et les convenances ne sont sanctionnées que faiblement. Les préceptes de la morale sont aux règles conventionnelles de l'usage, a-t-on dit (2), ce que la loi est à la mesure de police : la première sert à réprimer, la seconde à prévenir. L'importance morale se manifeste donc dans l'énergie de la sanction, laquelle exprime fidèlement, sauf dans les cas où la superstition héréditaire s'en mêle (3), un intérêt plus ou moins essentiel de la société.
   Il n'est pas inutile d'insister sur ce point : l'intérêt collectif est bien le principe génétique de la morale, mais ce principe ne saurait, étant donné que les intérêts collectifs ne sont pas tous du ressort de la morale, être pour l'individu un principe d'action morale. Quand même nous aurions des doutes sur l'excellence de la conduite que nous impose la sanction, notre devoir serait de lui obéir. Il n'est pas permis au particulier de mesurer, par lui-même, la morale à l'intérêt social, d'admettre ou de rejeter telles ou telles des exigences collectives. Le devoir ne se raisonne pas; « la coutume ne doil être suivie que parce qu'elle est coutume », a dit Pascal, « et non parce qu'elle est raison-

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(1) Introduction à la Sociologie, II, p. 279.
(2) Voir Ihering, Zweck im Recht, II, p. 260.
(3) Voir III, § 3.

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nable ou juste». « La société », nous apprend Bain, (1) « décide des actes qui sont bons ou mauvais et ne laisse pas ce choix aux particuliers. Nos sympathies peuvent se porter ailleurs et nous engager à ne pas faire ce que la société commande et à faire ce qu'elle défend, mais il ne nous est pas permisd'agir à notre guise en cette matière… Un acte moral est un acte ordonné par la sanction sociale et obligatoire pour chaque citoyen. Le caractère moral de l'acte lui vient de la sanction et non du but social qu'il réalise. Une mauvaise loi est toujours une loi; un précepte moral, même injuste, est toujours un précepte moral, et tout bon citoyen sent qu'il en est ainsi ».
   Même si l'individu est pleinement convaincu qu'un précepte moral manque de fondement, et si sa conscience, dominée par des tendances indépendantes de la morale publique, lui fait un devoir de violer ce précepte, il doit pour être moral s'y conformer (2). « La société publique n'a que faire de nos pensées », observe Montaigne (3), « mais le demeurant (le surplus) comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et nostre vie, il la fault presteret abandonner à son service et aux opinions communes… car c'est la règle des règles, et générale loy des lois, que chascun observe celle du lieu où il est ». Et dans un passage bien propre à faire ressortir le devoir civique et moral dans les conflits de ce genre, Spinoza (4) écrit : « Videmus itaque, unumquemque civem non sui, sed civitatis juris esse, cujus omnia mandata tenetur exequi, née ullum habere jus decernendi, quid ae-quum, quid iniquum, quid pium, quidve impium sit; sed contra, quia imperii corpus una veluti mente duci debet et consequenter, civitatis

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(1) Op. cit., pp. 394, 456.
(2) On objecte généralement, en s'inspirant de la théorie qui exagère la valeur morale de la volonté (voir III § 1), que les prescriptions imposées par la sanction ne deviennent morales que lorsque l'individu les accepte librement. En effet, on pourrait citer à l'appui de cette thèse le cas de la force qui se transforme en droit  par le consentement, la résignation des plus faibles, mais qui sans ce consentement reste force brutale. Mais ce fait ne prouve rien, n'étant vrai que pour les cas de lutte entre les collectivités et non pas pour les luttes entre l'individu et la collectivité. Dans le domaine du droit comme dans celui de la morale l'individu est asservi sans appel à la force collective; asservissement qui, grâce aux lois psychologiques étudiées plus haut, s'opère d'une façon inconsciente et facile.
(3) Op. cit., I, ch. XXII.
(4) Tractatus politicus, cap. III, § 5.

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voluntas pro omnium voluntate habenda est, id quod civitas justum et bonum esse decernit, tamquam ab unoquoque decretum esse, censendum est; atque adeo, quamvis subditus civitatis decreta iniqua esse censeat, tenetur nihilominus eadem exequi ».
   Il est à noter que les conflits entre l'individu et la volonté morale collective surgissent d'autant plus aisément que chaque cité renferme dans son sein plusieurs sociétés secondaires, qui s'entrepénètrent, dont l'individu fait partie et dont les fins communes, les opinions reçues, les volontés particulières, tendent à agir sur la conscience morale de l'individu. Telles la famille, la gens, la classe, la corporation, la paroisse, la ville, la province, le parti politique, la secte religieuse et autres, qui toutes sont comprises dans l'Etat, partie lui-même de l'agrégat d'Etats qui constitue le monde civilisé. Ces subdivisions de la société favorisent certes, par leurs relations étroites, l'influence morale de la collectivité sur l'individu, mais, d'autre part, développent des besoins, des dispositions propres à chaque groupe ; de là une différence souvent radicale entre leurs opinions morales. La morale enseignée dans les églises est autre que celle qui préside aux affaires de ce monde; la morale professionnelle des diplomates, des avocats, des négociants, est tout à fait distincte de la morale admise généralement; la morale qui apparaît dans les jugements populaires diffère souvent à bien des égards de celle des gens cultivés, qui elle-même est dépassée par les conceptions des rêveurs et des philosophes, qui s'inspirent de vues sociales idéales et universelles. Cette divergence de vues et d'intérêts donne naissance à des conflits entre les exigences opposées des divers groupements comme aussi entre les exigences de celles-ci et les devoirs de la cité; l'intérêt général dont est chargé le fonctionnaire peut ne pas s'accorder avec l'intérêt de ses amis ou de sa famille ; les besoins et les exigences de l'Etat peuvent faire du tort à la prospérité particulière de telle ou telle commune. L'individu étant, comme dit Durkheim, le point d'interférence des différentes sociétés, il y aura souvent conflit entre les devoirs multiples qui s'imposent à lui. Dans ces cas, l'ensemble de la collectivité l'emporte sur ses parties, l'intérêt total à sanction forte sur l'intérêt partiel à sanction plus faible; ainsi les devoirs qu'imposé l'Eglise qui n'est plus universelle, le cèdent à ceux de l'Etat; ainsi les vertus civiques font souvent excuser des fautes d'ordre plus intime.
   Quelques développements complémentaires sur le conflit entre l'individu et la morale publique feront ressortir de quelle façon précise la sanction définit le concept de la morale.

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II y a conflit moral lorsque la conscience dicle à l'individu un acte contraire à la morale publique. Bien des coupables, les criminels politiques par exemple, sont convaincus du haut mérite de leurs actes, où ils voient des devoirs supérieurs à ceux de la morale imposée. Peut-être n'y a-t-il pas de conscience morale qui ne soit déterminée par des idées personnelles, étrangères à la morale courante (1), par des idéals de perfection individuelle et sociale, par des convictions métaphysiques rattachant la morale à des fins qui l'ennoblissent, en un mot par les aspirations d'une morale personnelle, plus ou moins idéaliste; notons toutefois que dans cette expression le mot morale, qui se rapporte en premier lieu à la sanction d'une société concrète, est employé improprement. Comme exemples de morales idéalistes bien caractérisées, citons celle du sacrifice par abnégation, instituée par Jésus, et celle du sacrifice par exubérance et expansion vitales, esquissée par Guyau.
   Il importe de bien voir la limite précise entre le bien indiqué par la morale publique et ces aspirations individuelles à un bien supérieur. La moralité comporte des degrés différents; le devoir minimum, que la sanction exige, et qui est comme « le pain quotidien sans lequel les sociétés ne peuvent pas vivre » (Durkheim), est dépassé par les actes que la sanction ne fait qu'attendre, par les aspirations qu'elle ne fait qu'encourager et qui, à leur tour, s'effacent devant les œuvres hypermorales, récompensées par l'admiration. Mais cette admiration des actes héroïques n'est plus une appréciation morale. Pas plus à ces actes qu'à ceux de Dieu, nous n'appliquons les épithètes moral, vertueux, ou méritoire, qui ne conviennent qu'aux exigences d'une morale publique. Et, bien que la morale établie se développe et s'étende par l'initiative individuelle (2) dont les exemples se répandent malgré l'inertie sociale, bien que l'idéal particulier d'aujourd'hui puisse faire partir de la morale de demain, ce n'est que lorsque cet idéal a triomphé, que lorsque la volonté collective l'a imposé comme norme universelle, qu'il acquiert le caractère moral. La limite, vague ea apparence, entre le bien moral et le bien idéal, est donc parfaitement déterminée : c'est la sanction sociale qui la constitue. La contrainte et l'attente collective séparent ce qui est morale publique de ce qui est idéalisme individuel (3).

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(1) Voir quelques pages plus haut et II, § 3; III, § 3.
(2) Voir III, § 2.
(3) Ce n'est donc qu'en faussant le sens des mots qu'on dit que la vraie

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   Or, quand même cet idéalisme serait, non pas chimérique et arbitraire, mais dans l'esprit même de la morale et de nature à la développer, en tant qu'exprimant les exigences d'une phase sociale à venir, il n'en faudrait pas moins lutter avec la morale et la force publique pour le réaliser. L'idéalisme moral, même lorsqu'il ne fait qu'accentuer des prescriptions de morale publique, les peut conduire à des excès qu'on blâme d'autant plus que souvent en morale les actions superflues tendent à diminuer la part des actions nécessaires. « Trop d'idéalisme et d'élévation morale », remarque avec raison Durkheim (1), font souvent que l'homme n'a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens. » Encore les morales idéalistes sont-elles bien souvent en antagonisme avec la morale courante, visent-elles des idéals universels de perfection, et non tel ou tel intérêt d'une collectivité donnée. Le conflit moral, la lutte de l'individu avec la société sont alors sans remède ; les idéals s'imposent à l'individu comme une obligation supérieure à la morale régnante, comme une vocation, une mission sacrée : de son côté, la collectivité ne peut que condamner le révolté et, quand elle ne réussit pas de gré ou de force à ramener au troupeau la brebis égarée, elle l'élimine (2). La morale est l'œuvre des siècles et ne se laisse pas facilement entamer par les audaces individuelles ; bien que violer les préceptes et inciter les autres à le faire soit souvent le seul moyen de réformer une morale arriérée (3), les précurseurs qui entrent dans cette voie succombent pour la plupart, victimes de leur idéal ; c'est là le sort de l'élite du genre hnmain.
   L'immoralité de cette élite qui, en violant la morale courante, prépare, consciemment ou non, la morale de l'avenir, est aussi nécessairement produit par la société que la moralité du plus grand nombre. Cette moralité est l'effet normal et général de la sanction et de la vie sociales; mais l'action de la société sur l'individu rencontre parfois, surtout dans des périodes critiques, une résistance qui en change les effets. Ce contre-coup peut, s'il est favorisé par les conditions du milieu, accélérer l'évolution sociale et morale et en mo-

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morale commence seulement où la morale publique finit; car là où il n'y a ni sanction ni obligation il n'y a pas de morale véritable.
(1) Division du travail social, p. 263.
(2) Voir II, § 2.
(3) Voir Durkheim, Méthode sociologique, pp. 88-89.

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difier le sens; mais la morale, en jugeant les promoteurs de cette innovation, résultant d'actes contraires aux préceptes établis, condamne la révolte sans voir le progrès. On peut se demander, à ce propos., si l'individu éclairé, aux intentions droites, aux aspirations élevées, ne vaut pas mieux, n'est pas plus moral que la société qui le condamne? Qu'il soit meilleur d'un point de vue idéal, c'est possible, mais plus moral, il ne l'est jamais ; douter de la moralité de la société, c'est douter de la noblesse du roi. Une société immorale est une contradiction dans les termes; la société est elle-même l'arbitre du bien et du mal, décide du moral et de l'immoral suivant ses intérêts du moment. Et contre ces décisions, il n'y a guère d'appel ; les actes criminels envers une société restent criminels par rapport à cette société, lors même qu'une collectivité plus étendue serait disposée à les juger autrement. L'arrêt moral ne peut être cassé que par la société dont l'individu jugé fait partie et qui est atteinte par l'acte commis; mais il arrive rarement que la pureté de l'intention et la constance du caractère (1) suffisent à mériter le pardon de la société à celui qui en viole les lois. Jésus est encore maudit par son peuple dont il est censé avoir négligé les intérêts et les lois ; bien que béni par ceux qui, faisant abstraction de l'étroite société judaïque, jugent son œuvre d'après ses effets étendus et durables, le meilleur des hommes reste un être immoral.
   Cet exemple ne semble paradoxal qu'à cause de l'idée vague qu'on se fait communément de la morale. Il y a donc lieu de rappeler encore la distinction faite (2) entre la morale au sens idéalisé, d'une part, et de l'autre la morale publique, établie, sanctionnée qui est la morale au sens propre et scientifique du mot. L'illusion d'une morale absolue (ainsi que celle d'une moralité limitée à l'intention) qu'impliqué la conception pratique et commune, quand cette illusion ne fait pas voir dans les principes et préceptes moraux, qui varient selon les temps et les lieux, des lois et des valeurs en soi, fait du moins croire que l'on peut, de la nature humaine et de la diversité des faits moraux, déduire des lois morales, valables comme les lois de la logique, pour tout être humain. Quelques-uns s'efforcent, en invoquant l'analogie du bien moral et de la vérité, de prouver qu'il existe un bien indépendant de toute sanction ; de même, disent-ils,

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Voir III, § 1.
Voir I, § 2, II, § 2

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qu'une vérité unique est au fond de nos opinions divergentes sur le monde extérieur, de même un seul bien moral est au fond des opinions morales changeantes des collectivités. Mais ce rapprochement n'est pas admissible. La vérité exprime le rapport nécessaire, vu les lois universelles et immuables de l'esprit humain, entre le monde des faits et notre entendement; le bien moral n'exprime que des rapports variables et contingents de la vie sociale, est un fait du même ordre que la religion ou que le système monétaire, qui n'ont cours que dans les limites des pays, des races et des civilisations. Si les hommes croient trouver dans leurs morales une morale nécessaire et générale, où s'ils essaient de déduire un bien moral, ayant ce caractère absolu, de telles ou telles morales existantes (ambition aussi vaine que celle de vouloir extraire une religion universelle et absolue de l'ensemble des religions particulières), c'est par la tendance naturelle à l'homme primitif à tout objectiver, animer, personnifier. L'illusion de l'absolu moral vient de ce qu'en formant des concepts généraux, on leur attribue sans s'en douter une réalité substantielle (1). Ainsi en tirant des faits de la morale courante et réelle, par abstraction, le concept général de morale, on attribue à ce concept, donnée pure et simple de l'abstraction, une réalité et même, par transfert de sentiments (2), une valeur objective et absolue. Par ce « platonisme de l'esprit », comme dit Simmel, maladie de croissance de notre entendement, nous faisons de nos abstractions des entités métaphysiques, et même des individualités mythologiques. C'est ce qui a lieu, dans la conception de l'Ame, dans l'idée qu'on se fait du Bonheur ou du Destin. Les universaux abstraits (3), qui ne

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(1) « Nous nous imaginons volontiers » a écrit Condillac, « avoir des idées absolues de toutes choses dont nous parlons, jusque là qu'il faut quelque réflexion pour remarquer que les mots grand et petit ne signifient que des idées relatives »; et dans un article de revue, Tarde, reprenant une pensée de Hume, observe que « de même que nous ne pouvons presque pas nous empêcher de croire que la couleur des objets, le bleu, le rouge, le jaune leur est inhérente, ainsi nous sommes presque irrésistiblement enclins à objectiver l'indignation ou l'admiration générales que certains actes humains suscitent et à juger que leur moralité ou leur criminalité ont un caractère qui leur est propre, inné et indépendant ».
(2) Voir II, § 2.
(3) Remarquons que le concept de société n'appartient pas plus à leur catégorie que celui de langage, par exemple, qui est non pas une simple abs-

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sont que des signes conventionnels, des flatus vocis, ou, selon Nietzsche, « la dernière fumée de la réalité qui s'évapore », passent ainsi dans l'usage courant pour des noumènes, des substances et des causes dernières. Ribot (1) a parfaitement observé cette « tendance incurable de l'esprit humain à réaliser des abstractions et à plier le genou devant l'idole qu'il a fabriquée » ; Belot (2) remarque au sujet de cette idéalisation en morale : « comme l'hynotisé qui invente de bonnes raisons de faire ce qu'il se sent poussé à faire, comme le saint qui se croit soutenu par la grâce ou tenté par le démon, comme le spirite qui se figure être le truchement de l'âme d'un défunt, se donnent à eux-mêmes des explications chimériques de ce qu'ils constatent en eux sans en connaître les vraies causes, de même la conscience morale est amenée à se forger des illusions du même genre. Elle divinise les causes sociales qu'elle ne peut discerner, ou, à un degré supérieur de culture, elle les hypostasie en des abstractions métaphysiques ».
   C'est le fantôme de la morale idéale et absolue qui, soulevant des problèmes mal posés et futiles, semble être la cause des nombreux échecs de la philosophie morale. L'élément effectif qui se lie aux faits moraux rend une première confusion inévitable, les émotions que produit la sanction sociale transformant les idées morales en foi aveugle. Si même la pratique exigeait que la morale parût absolue et supérieure aux choses humaines (ce que conteste tout homme qui s'est pénétré de la majesté du principe de l'association), la science n'a pas à s'en inquiéter ; elle constate que les concepts idéalisés, mirages de l'imagination, ne correspondent pas plus à la réalité concrète que l'arc-en-ciel n'est l'image d'un grand pont multicolore, et

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traction de sons juxtaposés, mais un système concret de sons associés. Pour le sociologue la société est, a dit Tarde, « quelque chose de bien réel, d'aussi réel que la matière pour le chimiste, ou la vie pour le biologiste. » La société est formée d'individus comme la cellule vivante de molécules matérielles ; dans l'une comme dans l'autre il n'y a de réel que ces éléments; mais ces éléments sont associés et de leur association naissent les phénomènes de la société et de la vie.
   (1) Psychologie des sentiments, 3e éd., p, 379. Voir aussi Évolution des
idées générales
, pp. 172, 194-95, 240, 249-51.
   (2) L'utilitarisme et ses nouveaux critiques ; « Revue de métaphysique et
de morale » 1894, p. 445.

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elle ne regarde comme proprement moraux que les faits de la morale publique.

   Notre étude décès faits nous a conduits à les expliquer en fonction de l'intérêt collectif que sert et suit la morale comme l'effet suit la cause. Les faits moraux qui se manifestent partout où il y a état social et qui suivent la même évolution que celui-ci, se trouvent être des cophénomènes nécessaires de toute association. Variant en raison des conditions (du volume, de la densité, du degré de concentration), des sociétés, les faits moraux sont liés à ces dernières de la même façon que par exemple le mouvement de rotation est inhérent aux corps célestes, dont il est un attribut constant et constitutif, variant suivant les conditions (la situation réciproque, la grandeur et la masse) des astres.

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   Là s'arrête notre étude, dont le but était de ramener les faits moraux aux faits extérieurs et concrets. Il est vrai que cette explication ne satisfait pas encore l'esprit; éternellement curieux de mystère, il cherche l'enchaînement caché et la cause dernière. La société, en effet, est la force qui produit la morale, mais quelle est la force qui produit la société ?
   Problème que ne peuvent résoudre nos faibles moyens. L'essence de l'association est l'effort commun vers une même fin; une société est un ensemble d'individus courant à un même but et dont chacun dépend du concours commun ; la morale est précisément le principe de cohésion de la société. Vouloir aller au delà, ce serait aspirer à des hauteurs où la pensée n'atteint que sur les ailes de la spéculation. Notons seulement que des auteurs compétents (1) prétendent que tout organisme est une société de cellules, que l'évolution biologique marche de front avec le progrès de l'association et de l'organisation des éléments, que l'instinct de conservation déjà est une

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(1) Voir entre autres Izoulet, La cité moderne; R. Worms, Organisme et société; Simmel, op. cit. (en particulier, I, pp. 444-48). Voir aussi le passage intéressant où Bacon (de dign. et augm. scient., lib. III, cap. 1) assimile les ois de la nature, même inorganique, à des lois morales.

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volonté collective, une « morale » ; que vie et association n'expriment qu'une seule et même chose, de même que mort et dissolution, enfin que toutes nos recherches ne sauraient atteindre un principe plus profond que celui de l'association, et que c'est justement l'association qui est la cause première, la force créatrice, le mot de l'énigme, Dieu.
REVUE INTERNATIONALE

DE
SOCIOLOGIE

PUBLIÉE TOUS LES MOIS, SOUS LA DIRECTION DE

RENÉ WORMS

Secrétaire-Général de l'Institut International de Sociologie et de la Société de Sociologie de Paris
 
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